Ce dictionnaire présente des compléments à La Guerre en Ukraine, un déni ? : vignettes historiques, éléments factuels, développements conceptuels qui débordent la seule question ukrainienne.
Afghanistan (guerre d’-) Autoritarisme vs démocratie Babi Yar (massacre des juifs ukrainiens) Bactériologique (arme-) Civilisation vs barbarie [Balise: ctrl+F et BC] Droit de la guerre Economie (effets des sanctions) Géorgie (conflit de-) Guerre et paix [Balise: DF] Hollywood à Boutcha (crimes de guerre) Islam et guerres de l’OTAN Isolement (de la Russie) Jean Jaurès. Economie, politique, idéologie [Balise: GK] J-L. Mélenchon ; NUPES
Libye (guerre en-) Militaire (-doctrine) Nucléaire (-doctrine) [Balise: JL] OTAN-Russie (péripéties des relations-) [Balise: MQ] Pacte de Varsovie (et alliances post-soviétiques) Population russe Références (et sources) [Balise: SX] Réfugiés (de tous les pays) Syrie (guerre de-) Transnistrie (conflit de-) Ukraine (géographie) Victimes Wagner (société de mercenaires) [Balise: YZ] Xi Jinping et le nouvel Empire du milieu Yougoslavie (guerre de-) [Balise: ZC]
Afghanistan
Après le 11 septembre 2001, un nouvel ennemi global apparait, le terrorisme djihadiste. Al-Qaïda a frappé les arrogantes tours jumelles de Manhattan et conteste la domination des « croisés ». L’OTAN tient enfin un nouvel ennemi.
Le royaume d’Afghanistan a résisté à toutes les tentatives de colonisation. Il devient république en 1973, mais l’instabilité du pays donne l’occasion à l’URSS d’y intervenir militairement durant dix ans, de 1979 à 1989. Echec de l’Armée rouge, combattue par les moudjahidines et les talibans dont certains sont armés par les Etats-Unis. Après le départ des Russes, la guerre civile se solde par l’arrivée des talibans au pouvoir en 1996. Cinq ans après, les Etats-Unis arrivent.
En effet, les attentats du 11 septembre 2001 sont revendiqués par Al-Qaïda, dont le chef Oussama Ben Laden a son refuge en Afghanistan, pays qui refuse de le livrer. Les Etats-Unis obtiennent par la résolution 1386 du Conseil de sécurité, adoptée à l’unanimité, la latitude d’intervenir militairement en participant à une coalition appelée Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS). Les Américains en sont les maitres d’œuvre. Le régime taliban est rapidement renversé avec l’aide de l’Alliance du Nord afghane. En aout 2003, l’OTAN prend le commandement de la FIAS, coalition de 37 pays, toujours sous l’égide de l’ONU. C’est la première fois que l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord est invoqué dans l’histoire de l’OTAN (une attaque contre un membre, considérée comme une attaque contre tous les membres).
Mais les talibans sont toujours là, et bien là, adossés aux zones tribales du Pakistan. Cependant, en 2015, la FIAS cesse ses opérations, elle est remplacée par une « Mission de formation de l’armée afghane », une coalition de 39 pays toujours dirigée par l’OTAN. Des négociations avec les talibans s’ouvrent à Doha et se concluent en 2020, avec le retrait annoncé des Etats-Unis.
Ces derniers décrochent chaotiquement le 30 août 2021, après 20 ans de présence. Mission non accomplie, l’Etat afghan s’évanouit, les talibans reviennent au pouvoir, le projet de pacification et de nation building occidental a échoué, l’étau se referme sur les femmes afghanes. Encore un épisode peu glorieux pour l’OTAN et les Etats-Unis et qui réjouit Poutine.
Autoritarisme vs démocratie
D’un côté un ordre post-démocratique revendiqué comme tel, de l’autre un ordre démocratique qui doute de lui-même. Deux voies incompatibles, la bascule de l’une à l’autre étant plus facile dans un sens que dans l’autre. La perspective est inquiétante, car les régimes autoritaires qu’ils soient civils, militaires ou une combinaison des deux, se multiplient et la « démocratie » est par nature divisée et inachevée.
Sans entrer dans le débat d’une définition de la « vraie » démocratie et des sinuosités de son histoire, on peut admettre ces critères minima de la liberté d’expression, d’un jeu politique ouvert, d’une « séparation des pouvoirs ». La démocratie est un régime de pluralité – et par là-même d’instabilité relative.
Vouloir effacer la différence entre démocratie et autocratie et ne voir entre elles qu’une différence de degré, lui préférer sans état d’âme la seconde c’est une position assez répandue. Le système qui permet à Joe Biden de gouverner et celui qui entoure Vladimir Poutine se ressemblent peut-être sur le plan de la prédation économique au service d’une oligarchie (libéralisme économique, mâtiné d’interventionnisme de l’Etat), mais sont qualitativement différents sur le plan politique (libéralisme politique / autoritarisme).
Que la démocratie en Occident et ailleurs soit en crise, c’est certain, avec sa désaffection par les populations, avec son dévoiement par l’argent, l’anesthésie des débats par les médias sous influence, les multiples atteintes aux libertés individuelles et politiques. Aux Etats-Unis, le bipartisme verrouille la perspectives et le financement illimité des campagnes pervertit les élections, une grande violence (sociale, policière) règne sur des segments entiers de la société, et entre les individus (deux tueries de masse par mois en moyenne), l’égalité est un leurre.
Mais il y a aussi, aux Etats-Unis, d’importants espaces de liberté, des moyens de s’exprimer, de s’associer et de mener des débats ouverts. Dans les années 1967-1971, avaient lieu des manifestations monstres contre la guerre menée au Vietnam : tandis que des GI’s été tués là-bas, des foules et des intellectuels pouvaient dénoncer leur propre pays. A l’époque, en Russie, la dissidence ne pouvait s’exprimer que clandestinement. Aujourd’hui, Noam Chomsky, cet « anarchiste » contempteur de l’impérialisme américain, n’est pas en prison dans son pays. Mais le russe Navalny, contempteur de la corruption russe, est au fond d’une geôle.
Il y a, tant bien que mal, des journalistes honnêtes et des moyens d’information indépendants dans les « démocraties » – la situation n’étant pas la même entre le Portugal, par exemple, et le Mexique, pays incertain où l’on assassine des journalistes et où les maffias criminelles ont investi des organes de pouvoir. Le classement des pays selon le niveau des libertés et de leurs violations peut faire croire à une gradation continue, comme si on passait insensiblement de la démocratie à la dictature, or il y a une réelle discontinuité entre un régime comme celui du Portugal et même du Mexique et un régime comme celui de la Chine (totalitaire) ou de la Russie (autoritaire).
Avec un basculement possible d’un type de régime à l’autre (qu’on pense aux prémices d’un coup d’Etat fascisant aux Etats-Unis d’un côté, aux « printemps arabes » de l’autre), mais c’est toujours plus facile d’aller vers le pire que vers le meilleur. La démocratie est à réenchanter, et si nous la considérons chez nous comme à bout de souffle (non sans raison), les peuples opprimés continuent de se battre pour elle.
Ce sont les « faiblesses » de la démocratie occidentale qui donnent des armes à Poutine pour se moquer d’elle et la jeter au feu. Il ne rejette pas seulement les travers de la démocratie, mais la démocratie comme telle, dans tous ses états, celle des deux révolutions ukrainiennes (Orange, Maïdan). Il n’en veut pas, ni chez lui, ni ailleurs, ni chez nous. Il ne se sent bien qu’en compagnie d’autres autocrates, qui le lui rendent bien.
Démocratie et universalité des droits humains allant ensemble, il n’est pas étonnant que l’universalisme soit contesté et méprisé par les dictatures, identifié à la domination déclinante de l’Occident qui prétend imposer des droits chez les autres tout en les violant lui-même (racisme systémique, alliance avec des potentats, etc.) L’universalisme, dans sa relation dialectique au particulier des différentes sociétés, n’est pas une donnée toute faite, mais une construction. « L’œuvre de l’homme vient seulement de commencer » prophétisait Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal (1947), après avoir dénoncé le pseudo-humanisme universaliste qui a réduit les droits humains aux droits de l’homme blanc.
Les régimes autoritaires ne sont pas si « forts » que ça. Ils ont les pieds fragiles et n’ont peut-être pas d’avenir à long terme. Ils finissent par scléroser les sociétés – un indice en est aujourd’hui la fuite des élites culturelles de Russie et le déclin scientifique du pays. Les peuples finissent toujours par se soulever contre l’oppression. Seule la démocratie, a la capacité durable de faire coexister les différences, de traiter les différends, d’innover et d’avoir, avec la boussole fragile du principe d’égalité, la capacité à donner une part aux sans-part (Jacques Rancière) – les « invisibles » – en modifiant l’accès aux savoirs, au pouvoir, au bien-être et à la dignité. Ce pourquoi la vraie démocratie est rare et intermittente.
Macron et Poutine, c’est du pareil au même ? Il n’y a, entre eux, qu’une simple composition différente de liberté et d’oppression ? Mais la différence saute aux yeux quand on demande dans quel régime on préfèrerait vivre. Levez le doigt qui adopte la Corée du Nord plutôt que la Belgique.
Toutes les sociétés ont, en effet, un système « répressif » qu’il soit fondé sur la loi ou sur la coutume, qu’il soit dominé par un rapport de classe ou indépendant de ce rapport. C’est un élément de construction des sociétés et des individus : le contrôle / autocontrôle des pulsions destructrices.
Les droits humains sont souvent ramenés aux libertés individuelles. Or la liberté individuelle n’existe pas sans sa limitation, du moins dans un collectif qui a pour principe l’égalité en droit. Il n’y a pas, en réalité, de liberté individuelle au sens propre (pas non plus de liberté « collective »). La liberté est toujours interindividuelle et, dans une société idéalement coopérative, ma liberté n’est pas diminuée mais augmentée par celle de l’autre.
Ce projet ne s’accomplit pas sans un système de la liberté-égalité-coopération. Or, un tel système ne peut s’épanouir dans le cadre économico-politique libéral – et encore moins dans un cadre autoritaire-centralisateur. Un régime idéal de liberté-égalité-fraternité/sororité (ou solidarité, au choix) nous projetterait par-delà toute domination de classe, dans un au-delà de la loi (ama et fac quod vis, aime et fais ce que tu veux, disait Augustin d’Hippone), dans un au-delà de l’Etat, c’est le projet de l’anarchisme.
Crise de la démocratie ? En réalité, la crise est le régime permanent de la démocratie. Le pluralisme démocratique est forcément une source d’instabilité. La démocratie comme manière de traiter des différends en ayant pour principe l’égalité politique dans une situation où les systèmes économiques engendrent des inégalités, est forcément un régime conflictuel. La démocratie ne suit pas une progression linéaire, comme on l’espérait à l’époque des Lumières, elle parcourt des hauts et des bas, elle est toujours à recommencer.
Babi Yar
Après Maïdan (2014) et Donbass (2018), le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa a réalisé Babi Yar. Contexte (2022) sur l’extermination des juifs ukrainiens en 1941 par les nazis, avec la passivité ou l’approbation de la population non juive. C’est un documentaire d’archives sur ce génocide par fusillade qui a fait 1,5 millions de victimes sur cinq cents sites ukrainiens dont Bab Yar. Les unités allemandes d’extermination ont été secondées par deux bataillons d’auxiliaires ukrainiens. Le cinéaste se fait dénonciateur : « Les historiens ukrainiens n’ont pas fait leur travail pendant 30 ans ». Cette extermination a été occultée par les Soviétiques également.
Bactériologique (arme-)
Les Etats-Unis ont été accusés d’avoir testé de telles armes lors de la guerre de Corée (1950-1953). La mise au point, la fabrication et l’usage de telles armes sont interdites par les accords internationaux (1925, 1972).
Or, une des justifications inventées pour les besoins de l’invasion russe, c’est l’existence en Ukraine de recherches interdites sur des armes de destruction massive. Sur ce point Poutine est un fidèle élève de George Bush, justifiant par ce même type de mensonge l’intervention américaine en Irak.
En effet Moscou, s’exprimant à l’ONU, a affirmé que les soldats russes ont découvert l’existence d’un réseau secret de laboratoires gérés par les Etats-Unis, pour mettre au point des armes bactériologiques. Des souches pathogènes ont été détruites à la hâte par les Ukrainiens lors de leur évacuation. Accusation déjà formulée à l’époque de la guerre de Géorgie. On trouverait donc, dans plusieurs pays entourant la Russie des expériences sur des virus avec des tests grandeur nature : plusieurs épidémies leur sont attribuées.
Il y a effectivement un réseau de laboratoires destinés à gérer la fin du très important système de recherche sur les armes bactériologiques et chimiques de l’époque de l’Union soviétique, avec un programme américain de réduction des risques (DTRA) auquel ont collaboré les Russes jusqu’en 2012. Ces laboratoires ont été mis aux normes de sécurité et travaillent maintenant à des mesures pour enrayer les épidémies liées aux virus transmis par les oiseaux migrateurs et autres zoonoses, sous la direction des autorités ukrainiennes. La destruction de souches bactériennes et virales est évidemment une mesure de prudence quand un agresseur armé s’approche.
Info ou intox ? Il est difficile de prouver ou de réfuter qu’existent des intentions belliqueuses à propos de techniques biochimiques qui chevauchent le militaire et le civil et sur lesquelles travaillent de nombreux laboratoires dans tous les grands pays. Comment distinguer une recherche sur les vecteurs d’épidémies, nécessaire à la protection de la santé mondiale, et un dévoiement criminel ou encore une fuite de souche pathogène ? Seul un contrôle indépendant des laboratoires le permettrait. C’est une base pour toutes les fake news qui font le miel des réseaux complotistes.
De manière générale pourtant, utiliser des vecteurs biologiques n’entre pas dans la doctrine des militaires : c’est une arme aux effets incontrôlables.
Civilisation vs barbarie [BC]
« Choc des civilisations » selon la formule du conservateur américain Samuel Huntington, qui a inspiré G.W. Bush, formule qui consonne avec l’idéologie des nationalistes russes ? Je parlerai plutôt d’incompatibilité de systèmes de valeurs et de luttes pour le statut de puissance, à l’intérieur d’une aire de civilisation commune. Si l’on compare les idéaux poutiniens d’un ordre politique post-démocratique et l’idéal « libéral » de démocratie à l’occidentale, il y a un fossé entre deux voies pour les régimes politiques à l’échelle mondiale et la perspective est inquiétante, car les régimes autoritaires se multiplient et la « démocratie » est par principe plus « faible » que la dictature – mais peut-être pas, peut-être qu’à long terme elle l’emporte.
Civilisation s’entend au sens anthropologique, pour lequel les sacrifices humains des Aztèques sont un élément de civilisation, et au sens éthique, celui d’un rapport pacifique entre humains, la pratique aztèque étant alors « barbare » à nos yeux. Or, la barbarie nazie n’annule pas la grande civilisation allemande pas plus que la terreur stalinienne n’abolit la grande civilisation russe. L’un (le devenir-barbare) n’est jamais très loin de l’autre (le devenir-civilisé), il est même enchâssé en lui. Quant à ce que nous présente Poutine aujourd’hui, ce n’est pas une pierre apportée à un édifice civilisationnel commun mais sa démolition dans un pur rapport de violence à soi-même et à l’autre.
L’hôte du Kremlin, dans ses discours, nous renvoie l’image d’un « Occident » criminel : esclavagisme, colonialisme, « précédents » d’Hiroshima et Nagasaki, néo-colonialisme, racisme. Ces dénonciations sont historiquement justifiées mais ne valident pas pour autant l’invasion « néo-coloniale » de l’Ukraine. Poutine lui-même, avec ses guerres, se situe dans la lignée de l’Empire tsariste, cette « prison des peuples », et de l’URSS devenue impériale dans sa période post-2ème guerre mondiale.
Les guerres ont accompagné les humains d’aussi loin que remonte l’histoire. Il n’y a pas de Jugement historique dernier sur les pays, les peuples ou les civilisations pris comme des entités, car un tel jugement les condamnerait toutes. Inversement, aussi loin qu’on remonte, il y a aussi des efforts de paix, des liens de coopération qui l’emportent finalement sur les précédents – sinon l’humanité se serait déjà auto-détruite.
Le Déclin de l’Occident, c’est le titre emblématique d’un ouvrage d’Oswald Spengler, publié en 1918 au lendemain de la boucherie européenne. Ce déclin est encore plus incontestable aujourd’hui, avec la fin des Empires coloniaux, la montée des « pays émergents » et l’ascension fulgurante de la Chine. Poutine n’a pas tout à fait tort : il y a bien entre le ci-devant Occident et les autocrates orientaux une incompatibilité systémique de valeurs. Et, par conséquent un choix à faire. L’Ukraine a fait son choix.
Droit de la guerre, droit humanitaire
Il n’y a pas d’activité collective qui ne soit réglée. La guerre, quoique moment de suspension paroxystique des règles quotidiennes (comme le carnaval !), n’y échappe pas. Les règles coutumières des premiers temps ont été formalisées dans l’Antiquité pour former le « droit des gens » chez les Romains (droit des étrangers, même si ce sont nos ennemis). Au Moyen-Age, Thomas d’Aquin a réfléchi à la notion de « guerre juste », une notion qui dérive facilement vers celle de « guerre sainte », la justice étant affaire divine. « Guerre sainte » n’est plus repris aujourd’hui que par des mouvements à projet totalitaire comme le djihadisme terroriste, et, on l’a vu, par un personnage sinistre comme Kirill, patriarche orthodoxe.
La notion de « guerre juste » est douteuse, bien que ce soit une « légitime défense », dans certains cas, d’utiliser ce moyen pour repousser un agresseur ou se libérer de l’oppression d’un tyran ou d’un colonisateur, les autres moyens ayant été épuisés. La « guerre juste », le plus souvent, est seulement celle du plus fort, c’est-à-dire aussi celle du vainqueur. De même la « paix juste » est un idéal, car le plus souvent le traité de paix ne fait que refléter le rapport de force final.
A l’époque classique, les juristes ont réuni les éléments d’un « droit de la guerre », concernant les conditions de déclenchement (casus belli), d’usage de la violence, et d’aboutissement (le traité de paix ou l’acte de reddition). Ce droit se décline en « droit à la guerre » (jus ad bellum) définissant les conditions pour déclencher une guerre (incluant la « déclaration » initiale, un vœu bien oublié de nos jours), et le « droit dans la guerre » (Jus in bello) concernant la limitation des moyens utilisés durant la guerre (distinction entre l’Etat et ses habitants, entre militaire et civil).
Dans De la guerre (1832), Carl von Clausewitz, définit la guerre comme le « prolongement de la politique par d’autres moyens » (formule qu’on peut également inverser !), ce qui signifie qu’elle ne constitue pas une fin en soi, mais un moyen en vue d’une fin politique – à définir – qui fixe le terme de la guerre. De manière générale, tout « droit de la guerre » vise à modérer les guerres, à les « civiliser ». Le principe de proportionnalité consiste en ceci, comme le dit Montesquieu, « que les diverses nations doivent se faire (…) dans la guerre le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts ». Dans les faits, la violence guerrière tend à la démesure et viole tous ces principes. Une guerre policée, cela n’existe pas.
Le droit de la guerre devient à l’époque moderne le « droit international », lorsque s’est formé un réseau de relations entre Etats, et plus récemment il se transforme en « droit international humanitaire » à partir de la création de l’Organisation des Nations Unies (1945). L’ONU a pour objet d’empêcher les guerres, de protéger les populations, de favoriser le règlement pacifique des conflits et de promouvoir une « sécurité collective » par des accords internationaux ou régionaux ; elle admet des actions armées (d’interposition ou offensives) dans certains cas, soit par des forces issues des membres de l’ONU, dûment mandatées, soit par des forces propres à l’ONU (FORPRONU).
Le « droit international humanitaire » moderne repose sur les Conventions de Genève (1949) et d’autres conventions ultérieures, constituant une extension de la Déclaration universelle des droits humains. Ces conventions ont pour but de protéger les personnes et les biens (protection des civils et des personnes qui ne participent pas ou plus aux combats comme les prisonniers) et de restreindre les moyens de la guerre (prohibition de plusieurs catégories d’armes à effet individuel ou massif comme les mines anti-personnel, les armes chimiques ou biologiques).
La Charte de l’Organisation repose sur le principe de souveraineté des Etats et de non-ingérence dans les affaires intérieures d’un pays. Cette doctrine de base a subi des évolutions vers un « droit d’ingérence » : lorsqu’une guerre civile interne à un pays a des conséquences sur les pays voisins (réfugiés, etc.), lorsqu’un nouvel Etat est en voie de formation (indépendance du Congo, éclatement de la Yougoslavie), lorsque des crimes contre l’humanité sont commis contre une « minorité ethnique » (Saddam Hussein gazant des populations kurdes) ou lorsqu’une base de « terrorisme international » est établi dans un pays (Afghanistan). On s’oriente alors vers un droit/devoir d’ingérence humanitaire, auquel ont contribué les french doctors, à la fin des années 1960.
Ce « droit d’ingérence » pose de redoutables problèmes. Il entre en contradiction avec le droit de l’Etat et celui de la Nation : si on érige la « raison démocratique » comme valeur suprême, située au-dessus de la « raison d’Etat », le prix à payer c’est de porter atteinte à la sacro-sainte souveraineté nationale. De plus, le « droit d’ingérence » a un emploi inégal : le puissant est épargné, la formule s’applique au faible. Il est impossible d’ailleurs de le multiplier à tous les cas de conflits et, de plus, la notion permet des manipulations guerrières. Quant à la notion de « guerre humanitaire », utilisée à propos de la Libye et du conflit kosovar, elle est contradictoire : on protège des victimes en en faisant d’autres et on fait côtoyer des entreprises aux logiques opposées (armées / ONG).
Au crime contre la paix (déclencher une guerre), s’ajoutent le crime de guerre, le crime contre l’humanité et le génocide, trois gradations dans la qualification des horreurs de la guerre. On est amené à admettre que lorsqu’un crime particulier a une portée universelle (crime contre l’humanité), la compétence pour les juger est universelle. C’est une ligne qui a conduit à la constitution de Tribunaux pénaux internationaux.
L’ONU a joué son rôle de protection et d’interposition, tant bien que mal, dans nombre de conflits (et donné naissance à des institutions complémentaires comme l’OMS, l’UNESCO, etc.), mais son bilan est décevant – faute de moyens, de légitimité, de volonté, en raison du droit de veto des cinq membres permanents sur ses résolutions. L’inventaire des conflits, de durée plus ou moins longues, guerres interétatiques, guerres de libération, guerres civiles, depuis 1945 avoisine les 120 avec une approximation de 20 millions de morts. Plusieurs dizaines de conflits ont cours en ce moment et l’ONU est le plus souvent impuissante.
Y a-t-il place pour un « droit à une guerre préventive » ? Non, cela permettrait de multiples abus. C’est pourtant l’argument donné lors de l’invasion de l’Ukraine et lors de la 2ème Guerre d’Irak.
Dans la plupart des cas, et particulièrement dans celui qui nous occupe, le « droit de la guerre » est violé, sous ses différentes formes.
Economie, effets des sanctions
L’année 2022 voit une série de paquets de sanctions appliquées à la Russie de la part de pays occidentaux, qui s’ajoutent à celles déjà décidées en 2014. Financières : 7 banques exclues de la plate-forme bancaire Swift, gel de 300 milliards de $ constituant la moitié des réserves placées en monnaie étrangère de la Banque centrale ; commerciales, avec l’embargo sur la vente de technologies avancées et sur l’achat de charbon, de pétrole et (partiellement) de gaz ; personnelles enfin, contre les dirigeants et les oligarques impliqués dans la guerre (interdiction de déplacement ; gel du patrimoine immobilier, mobilier et financier situé à l’étranger – mais la moitié de leurs avoirs financiers, plusieurs centaines de milliards de $, sont placés dans les paradis fiscaux). Plus de 1500 personnes et entités russes sont visées par ces sanctions.
S’agissant du blé dont la Russie et l’Ukraine sont respectivement le 1er et le 5ème exportateur mondial, les sanctions ont gêné les exportations russes mais surtout bloquées celles de l’Ukraine qui transitent par la mer Noire (20 millions de tonnes en attente jusqu’en juillet). Les prix alimentaires déjà boostés en 2021 par la hausse des prix de l’énergie et la pandémie, ont continué leur grimpée et les pays du Sud en grande dépendance des céréales russes et ukrainiennes (à 90% s’agissant de l’Egypte) sont menacés de famine. Les exportations d’engrais russe sont également ralenties par les sanctions frappant les navires marchands. La Russie, première responsable, a joué de cette situation, rejetant sur l’Occident les menaces sur l’alimentation mondiale.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan, adhérent de l’OTAN mais ami de la Russie et de l’Ukraine, a joué le rôle d’entremetteur : un accord a été signé à Istanbul en juillet pour ouvrir un corridor sécurisé permettant le transit des céréales ukrainiennes par la mer Noire.
A court terme, La Russie semble assez peu impactée, le rouble tient bon et, malgré la forte inflation, les consommateurs ne sont pas pris de panique. Même si le volume des énergies fossiles vendues diminue, les prix ont monté : la Russie sort gagnante, elle a augmenté ses revenus du secteur pétrolier d’un tiers ; sa balance commerciale est au mieux (c’est aussi parce que les importations se sont effondrées en même temps que la production recule). Il est probable qu’elle soit plus fortement impactée à long terme avec des dommages structurels (exil de spécialistes, retrait des investissements étrangers, embargo sur les technologies avancées, en particulier les puces à haute performance, indispensables pour son économie et son armement. Il reste des solutions alternatives (l’évitement du $, les marchés émergents pour vendre et pour acheter, les sociétés-écrans, l’investissement technologique domestique). La Corée du Nord, l’Iran, Cuba, le Venezuela sont déjà passés par là (mais non sans dégâts); cas extrême, on estime que l’embargo imposé à l’Irak de 1990 à 2003 a induit un demi-million de morts. La « résilience » russe est bien connue, le pays tiendra mais non sans dommages.
Effet pervers, les pays européens sont impactés en retour par la hausse des prix de l’énergie et des denrées alimentaires – mais ces conséquences auraient eu lieu même sans le train des sanctions occidentales.
Géorgie, la guerre d’Ossétie du Sud
Après la dissolution de l’URSS, une guerre civile a lieu en Géorgie et deux oblasts (régions) l’Ossétie du Sud et l’Abkhazie, déclarent leur indépendance (1992), dans ce pays qui est un patchwork ethnique. Tbilissi, la capitale, ne reconnait pas le coup de force. On s’installe alors dans une zone grise. Un nettoyage ethnique se fait à bas bruit. La Russie soutient les séparatistes tout en ménageant la Géorgie. En août 2008, des accrochages ont lieu entre la milice séparatiste d’Ossétie du Sud et les troupes géorgiennes. La Géorgie tombe dans le piège et lance une offensive militaire pour rétablir son autorité sur son territoire perdu. Les troupes russes interviennent et l’emportent en quatre jours. La Russie reconnaît alors l’indépendance des deux entités séparatistes. Déjà, elle justifie son intervention par l’argument de « génocide ». Le pays est amputé d’un cinquième de son territoire. C’est le brouillon de la suite.
Guerre et Paix [DF]
La guerre : un conflit armé entre des collectifs constitués (Etats, fractions de population, groupes politiques), occasionnant des victimes physiques ; la paix, étymologiquement, c’est l’action de conclure un accord entre deux parties, elle se définit comme l’absence de guerre – et non pas comme l’absence de toute forme de conflit ; en un sens positif, elle est un état de tranquillité, de concorde, d’harmonie.
Carl von Clausewitz (1780-1831) donne cette définition : « La guerre est un acte de violence dont l’objectif est de contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté ». Il ajoute cette caractéristique célèbre : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Un groupe ou un Etat préfère en général atteindre son but par des moyens pacifiques (manifestations; menaces ; échanges diplomatiques), s’il échoue, il peut considérer que son intérêt majeur est de basculer dans une lutte armée. On peut inverser la formule de Clausewitz : « la politique est la continuation de la guerre par d’autres moyens. » Ainsi, dans les grandes invasions, tous les grands conquérants ont fini par s’assagir et par se transformer en Etat ou Empire constitué, les nomades s’urbanisant. La guerre a été l’acte fondateur de nombreux régimes politiques, elle est indissociable de la 1ère République française (1792).
En principe, la paix est le but de la guerre et l’état de paix est l’état « normal » d’une société : on ne fait pas la guerre pour le plaisir de la faire. Une guerre a donc un début et une fin, entre deux états de paix. Néanmoins, il y a des guerres interminables. La vendetta et le « jeu » du gendarme et du voleur en sont des exemples en format réduit. Il y a eu des « sociétés guerrières » qui vivaient de prédation violente (pillage, esclavage). A l’époque récente il y a des groupes déterritorialisés qui ont une vision universaliste et eschatologique de leur combat.
Ainsi les fondamentalistes djihadistes, qui peuvent surgir partout, le territoire étant pour eux un enjeu second. Leur ennemi se trouve partout (car chacun est soit un mécréant, soit un hypocrite) et il se reconstitue sans cesse, l’ennemi ne sachant même pas qu’il est un ennemi. Face à ces groupes déterminés, la démonstration de puissance est inopérante, la signature d’un traité de paix est hors sujet. Le but proclamé n’est pas un gain matériel, mais la soumission des esprits et la perspective mystique d’un accès garanti au Paradis.
Il y a aussi des états de ni guerre ni paix, comme dans les zones grises de la « guerre froide » ou de la « guerre hybride ». Dans la situation de belligérants qui ont cessé le feu sans avoir conclu un accord de paix satisfaisant, à la suite d’un armistice (acte politique entre deux parties) ou d’une capitulation (acte militaire de reddition), la volonté de reconquête peut rester latente : ainsi la France à la suite de la guerre de 1870 et l’Allemagne, à la suite celle de 1914-18. C’est un point à retenir : la paix doit être une paix juste, durable, sans humiliation de l’ennemi.
Une guerre est sans doute plus facile à commencer qu’à terminer, hors victoire rapide. Les buts de la guerre et les moyens de la paix devraient être identifiés dès le départ et l’usage de la violence devrait être modéré au cours des batailles et de l’occupation du terrain, conformément au « droit de la guerre », pour ne pas rendre la paix impossible et fabriquer un ennemi perpétuel. Il faut se demander si l’ennemi peut et doit être anéanti ou si un compromis négocié et consenti n’est pas préférable. De toute façon c’est avec l’ennemi qu’il faudra signer la paix. Ce qui fait débat ce sont les conditions posées par les deux protagonistes.
Une armée combat une autre armée ; le civil devrait être épargné. Néanmoins, les guerres tendent à devenir totales, car il est militairement efficace pour un belligérant de détruire la puissance économique de l’autre, d’affaiblir son moral, de réduire ses réserves humaines. Cependant, dans les guerres contemporaines, il n’est pas toujours facile de distinguer le civil du militaire : le résistant qui combat une occupation est sans uniforme ; le paysan de midi devient le guérillero de minuit dans une guerre de libération.
Dans la guerre entre Etats, si le plus fort l’emporte, on a une « paix militaire ». Dans une guerre de libération qui prend la forme de la guérilla, le plus faible peut conduire le plus fort à l’enlisement et ce dernier est alors amené à négocier une « paix politique » (c’est le cas, par exemple, en 1962 avec les accords d’Evian, qui mettent fin au conflit algérien). La paix devrait toujours être une question politique.
Longtemps, la guerre a été considérée comme une activité noble et le guerrier valorisé comme une figure sacrée. Dans les sociétés trifonctionnelles indo-européennes et celles d’Ancien régime, les guerriers formaient une classe, une caste ou un ordre à côté des prêtres et de la classe laborieuse. Si l’appel à la paix est une caractéristique des Lumières, les zélateurs de la guerre n’ont pas disparu en Occident. Ainsi, pour Friedrich Hegel (1770-1831), la guerre a une valeur incomparable, car « par elle la santé morale des peuples est maintenue ». Elle est le haut-lieu du sacrifice de soi pour une cause historique plus grande que soi, celle d’une Nation ou d’un Etat, c’est une forme d’existence politique éminente.
Aujourd’hui, après de nombreuses et généreuses boucheries, après le paroxysme de l’extermination de l’autre, cette formulation est devenue aberrante. L’idée d’une alliance entre les peuples, d’une sécurité collective, de la paix comme bien commun, par-delà le jeu des grandes puissances, a pris racine avec la Société des nations (1919) puis l’Organisation des Nations-Unis (1945).
Cette idée de paix élargie à l’humanité remonte à plus loin. En 1849 se tient à Paris le Congrès des amis de la paix universelle. Plus en arrière encore, Emmanuel Kant est un précurseur. Il expose son intention dans un essai intitulé Vers la paix perpétuelle (1795) – une paix qui n’est pas celle de la mort ! Kant voyait trois conditions à ce projet : 1) un régime républicain (c’est le préalable absolu : l’absence de domination externe a pour corrélat l’absence de despotisme interne et, inversement, l’oppression à l’intérieur se double toujours d’une agressivité vers l’extérieur ; en principe, des régimes républicains ne (se) font pas la guerre); 2) un fédéralisme d’Etats libres (l’ONU en est une ébauche); 3) une hospitalité universelle (restée à l’état de vœu). Kant célèbre un point de vue « cosmopolitique » universaliste. Il n’est pas un naïf, il sait que son projet a un caractère utopique, mais c’est une utopie nécessaire : la réalisation complète de l’idée est repoussée au loin, il faut continuer d’y travailler interminablement : « La paix perpétuelle est impraticable, mais elle peut être indéfiniment rapprochée ».
L’histoire présente tourne le dos à ces trois conditions. Au moins, le faiseur de paix est redevenu l’image valorisée (hormis le cinéma hollywoodien et les milieux extrémistes) et Mandela est une figure de son accomplissement.
Il y a 2500 ans, dans L’Art de la guerre, Sun Zhi, déclarait que la guerre est « une affaire de pensée » (de stratégie intelligente). Mais qui écrira aujourd’hui L’Art de la Paix ?
Hollywood à Boutcha
Dans l’invasion de l’Ukraine, le premier cas médiatisé de crime de guerre, c’est celui qui a eu lieu à Boutcha, au Nord de Kiev, repris aux Russes le 31 mars. De nombreux cadavres de civils sont découverts dans les rues et les maisons ainsi qu’une fosse commune de plusieurs centaines de corps en périphérie. Des juges, des journalistes et des ONG ont enquêté. Seule une instruction attentive doit permettre de reconstituer les faits, entre victimes collatérales des bombardements et des combats, civils et soldats, homicide par erreur et assassinat pur et simple. La maigre défense des autorités russes consiste à dire que les vidéos diffusées sont des mises en scène avec des figurants (un fake fréquent dans les milieux « complotistes »). Chaque cas doit faire l’objet d’une investigation, car une mise en scène ne peut être écartée a priori : on a vu le cas pour le charnier de Timisoara en Roumaine (1989) ou à Racak au Kosovo (1999). Ici, les témoignages sont concordants sur des civils tués dans la rue et dans les maisons. La fosse commune a été creusée par des habitants pour évacuer les cadavres laissés à l’abandon, plusieurs ont des traces de torture, les mains attachées dans le dos ou une balle dans la tête. Le tableau est accablant pour les unités russes occupantes.
Un autre argument utilisé ensuite a consisté à accuser le régiment ukrainien Azov d’avoir commis les crimes de Boutcha. Un type de « justification » utilisé en maintes occasions, par exemple dans le cas du bombardement d’une maternité ou dans celui de la destruction du théâtre de Marioupol (16 mars) à l’époque en zone contrôlée par les forces ukrainiennes, où de nombreux civils s’étaient réfugiés. Chaque camp a accusé l’autre : pour les Russes, l’Ukraine aurait agi « sous fausse bannière » en frappant sa propre population pour en accuser la Russie.
Islam et guerres de l’OTAN
Dans ses deux interventions en ex-Yougoslavie (Bosnie, Kosovo), l’OTAN intervient pour protéger des populations musulmanes de la menace de populations non-musulmanes. On peut dire que ses interventions ultérieures en Syrie, en Afghanistan et en Irak, obéissent à un schéma assez semblable : dans ces pays à dominante musulmane, il y a eu collaboration entre l’OTAN et des forces locales (forces rebelles, Kurdes) contre d’autres forces locales (les partisans du pouvoir en place, les talibans, les djihadistes d’al-Qaïda ou de Daech), les unes et les autres se réclamant de l’islam – mais pas du même islam. Dans tous les cas, ce n’est donc pas l’islam générique qui est combattu, mais ce n’est pas non plus l’islam d’émancipation ou laïc qui est durablement soutenu. Les alliances occidentales sont opportunistes et les compromissions avec les régimes hyper-autoritaires du monde arabo-musulman, le plus souvent des producteurs d’hydrocarbures, sont légion.
Isolement de la Russie
Dans la confrérie des régimes ennemis des libertés, le premier allié de Poutine, c’est la Biélorussie. Son président dictateur, Alexandre Loukachenko, a été réélu depuis 1994 avec des scores de 80% des voix. Les protestations démocratiques (2010, 2015, 2020) n’y font rien, les opposants influents sont contraints à l’exil, emprisonnés, ou disparaissent purement et simplement. Le pays sert de base arrière logistique et de transit pour les forces russes, ainsi que de rampe de lancement de missiles et de drones kamikazes sur l’Ukraine – alors que l’Ukraine ne menace en rien le pays.
Les autres alliés avérés sont à compter sur les doigts d’une main si l’on s’en tient aux votes à l’Assemblée générale des Nations Unies sur les résolutions condamnant l’agression russe puis ses annexions. Le 3 mars 2022, 141 pays sur 193 condamnent l’invasion russe ; 4 pays votent avec la Russie (une brochette de dictatures : Biélorussie, Erythrée, Corée du Nord et Syrie, on a les copains qu’on peut, qui se ressemble s’assemble) et 35 s’abstiennent dont les poids lourds indien et chinois. Le 12 octobre, nouveau vote, bilan semblable.
Mais l’isolement de la Russie est en trompe l’œil. Elle n’est pas désavouée formellement par l’Inde, et l’OPEP, avec l’Arabie saoudite (allié théorique des Etats-Unis), refuse d’augmenter ses quotas de production, satisfaisant Poutine. La Russie a des atouts pour séduire (ou acheter avec son pétrole) des régimes autoritaires dans une sainte alliance dirigée contre l’Occident. Elle sait attiser partout le ressentiment anti-occidental, en particulier en Afrique contre l’ancien colonisateur français. En dehors de l’aire occidentale, aucun pays n’applique des sanctions et certains renforcent au contraire leurs échanges (l’Inde et la Chine).
Jean Jaurès – Economie, politique, idéologie [GK]
Jean Jaurès, pacifiste et passionné par les affaires militaires, a été assassiné par un nationaliste chauffé à blanc, à la veille de la guerre, en 1914. Il se battait pour éviter une boucherie entre frères prolétaires et reprenait le mot d’ordre de la IIème Internationale d’une grève générale préventive et simultanée de tous les pays concernés par le déclenchement de la guerre.
En 1895, il lançait cette redoutable formule : « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage ». L’analyse de Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) va dans le même sens, elle expose comment les puissances impériales concurrentes se partagent et se repartagent le monde. Après les guerres coloniales qui accompagnent la conquête des Amériques puis de l’Afrique et de l’Asie, on a ramené les guerres de l’époque moderne à une manière de réagir aux grandes crises économiques. Or, il n’y a pas de relation automatique entre cycles économiques et cycles de guerres : on trouve des guerres hors période de crise et des crises sans épisode de guerre. De plus, on l’a dit, les guerres ne datent pas d’aujourd’hui, elles accompagnent toute l’histoire des civilisations humaines, bien avant la formation sociale capitaliste. Aucune guerre ne peut être réduite à une explication générale, incapable de rendre compte de ses particularités.
Il est vrai qu’on peut toujours construire un chemin pour aller d’un évènement historique à des conditions économiques sous-jacentes par diverses médiations (c’est peu convaincant pour expliquer la crise ukrainienne) ; comme on peut toujours tracer un chemin vers la dimension des luttes politiques et un autre vers des conflits idéologiques. L’économie, le politique et le « culturel », ce sont trois dimensions qui interfèrent dans tous les évènements historiques et s’échangent la position dominante : la réalité historique est toujours surdéterminée et la contradiction principale se situe tantôt ici, tantôt là.
« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours, n’est que l’histoire des luttes de classes » selon Karl Marx, mais cette formule n’indique qu’un point de repère essentiel, non un principe explicatif unique et total, et dans ses analyses historiques de la Révolution de 1848 et de la Commune de Paris, Marx a toujours mis l’accent sur la dimension politique des évènements, de même que ses héritiers (tel Antonio Gramsci) sur la dimension idéologique. Ramener tout à un schéma unique, c’est s’interdire de comprendre le réel et d’agir efficacement, c’est pratiquer une analyse réductrice, c’est faire des peuples les instruments d’un déterminisme qui les dépasse.
On voit bien que s’agissant de la guerre Russie-Ukraine, la dimension économique est en position seconde, la dimension politico-idéologique joue un rôle-clé : l’idéologie « nationaliste », exprimant une volonté de domination ancrée dans l’histoire et réagissant à un déclin, côté russe ; l’idéologie « nationale » exprimant une volonté de vivre sans domination, forgée dans l’adversité, côté ukrainien.
Jean-Luc Mélenchon; la NUPES
La Russie a des relais et des soutiens en France à droite et à l’extrême-droite, avec ou sans condamnation explicite de l’invasion. Elle bénéficie de « complaisances » à gauche. Il y a un recoupement sur la dénonciation de l’hégémonie américaine.
Jean-Luc Mélenchon (distingué ici de La France Insoumise et sans préjuger de ses positions sur d’autres sujets) a un propos affirmé sur la question ukrainienne, avec un rejet viscéral de l’OTAN, et la reprise copié-collé de la propagande du Kremlin, au moins jusqu’à la fin 2021. Par exemple, s’agissant de l’occupation russe en Crimée, sur LCI, 1er mars 2014, il dénonce « l’OTAN et l’Amérique se livrant depuis des années à une provocation face à la Russie » et se félicite que « la Crimée soit perdue pour l’OTAN. Tant mieux ! » (Libération, 25-26 oct. 2014). Il s’en prend aux « récitants des médias [qui] ont débordé d’irresponsabilité en prêchant la haine antirusse, en étouffant les crimes de guerre du gouvernement d’extrême droite ukrainien, son président oligarque, et en diabolisant d’une manière irresponsable la Russie et Vladimir Poutine » (Libération, 12 fév. 2015). Maïdan, mouvement populaire, est escamoté, et si le nouveau président élu, Petro Porochenko, pro-occidental, est en effet un oligarque, son gouvernement est de « droite » et non pas d’« extrême-droite », tandis que l’ancien président déchu, pro-russe, Viktor Ianoukovitch était, lui aussi, un oligarque, corrompu et à tendance autoritaire !
S’agissant de la Syrie. Il n’a pas dénoncé et il a même mis en doute les crimes de guerre du régime de Bachar al-Assad. Le 20 février 2016 à l’émission « On n’est pas couché », il félicite Poutine pour son action en Syrie, ajoutant « Je pense qu’il va régler le problème », il parlait du problème Daech, mais passait sous silence le massacre de l’opposition syrienne et mettait en doute les opérations de gazage du régime Assad. Peu après, le 9 décembre, il concluait que la Russie avait « réglé le problème en Syrie » !
Le 28 novembre 2021 sur sa page https://melenchon.fr/2021/11/28/chine-russie-lotan-provoque-lescalade/, aujourd’hui inaccessible, il titre : « Chine, Russie : l’OTAN provoque l’escalade » « La méthode des USA est simple. Ils font des provocations puis poussent des cris quand la Russie ou la Chine répliquent par des mesures de même niveau. Une fois cela posé, l’ambiance est préparée pour passer à une nouvelle étape de tension. Autrement dit : l’OTAN provoque de sang-froid une escalade. Récemment, ce fut frappant avec l’utilisation d’une prétendue menace Russe à la frontière de l’Ukraine (…) Avec la Chine, c’est pire (…) » A partir d’éléments factuels mais sélectionnés et alignés, il construit patiemment le récit d’un agresseur, les Etats-Unis-OTAN, en face d’un agressé : la Russie. Par bienveillance, on se dispensera d’autres citations.
L’OTAN est donc la grande responsable de la montée des tensions, elle qui cherche à « humilier » la Russie en avançant un à un ses pions. Le 7 février 2022, juste avant l’invasion il déclarait sur son site : « La Russie n’a pas à passer la frontière de l’Ukraine, et les États-Unis n’ont pas à annexer l’Ukraine dans l’Otan » : « annexer » ? L’Alliance n’est donc même pas une alliance et s’y trouver, c’est juste une sujétion, peut-être une servitude volontaire ? « Annexer », il aime bien ce mot, déjà il avait regretté que l’Allemagne ait « annexé la République démocratique allemande » (Le Monde, 12 mai 2018).
Et, au début de l’invasion, qu’il condamne nettement, le 25 février à France Info, il s’auto-congratule : « J’ai toujours dit pareil : on ne franchit pas les frontières, si vous menacez la Russie, elle passera les frontières », puis critiquant Yannick Jadot, il déclare : “Ils [les écologistes] ne sont jamais en retard d’une bêtise. (…) Pensez-vous qu’elle soit en état de résister à la Russie, sur le terrain la guerre est perdue ». L’insoumis appelait donc le peuple ukrainien à se soumettre.
Plus tard, « non-alignement » dit-il, qui « ne veut pas dire neutre ». Il ajoute courageusement : « du côté de Zelenski, contre Poutine ». Ce même Poutine, qualifié par ailleurs d’« autocrate rugueux », image tactile dont se souviendront (ou pas) les emprisonnés et assassinés politiques russes (dont on n’a pas entendu qu’il dénonçait leur sort, il en a même dénigré plusieurs) et les victimes ukrainiennes rabotées par les bombes.
Son tropisme marqué vers la Russie et la Chine tient à son rejet de l’Empire américain et sans doute aussi, paradoxalement, au trotskisme où il a naguère baigné (dans La Révolution trahie (1936), Trotsky considérait en effet l’URSS comme un pays soumis à une contradiciton entre son caractère d’« Etat ouvrier » et sa dégénérescence bureaucratique due au stalinisme).
Or, critiquer les Etats-Unis et l’OTAN, c’est légitime, mais faire écho à la propagande du Kremlin, ça l’est moins.
S’agissant du programme de la NUPES, publié en mai 2022, le chapitre 8, intitulé « Union européenne et international », est assez imprécis sur l’Ukraine, avec une formulation sans agresseur identifié : « Défendre la souveraineté et la liberté de l’Ukraine et du peuple ukrainien ainsi que l’intégrité de ses frontières, dans un contexte international de tensions et de guerre sur le continent européen et face aux crimes de guerre décidés par Vladimir Poutine. » Appel est fait à l’ONU : « Réaffirmer que l’ONU est le seul organe légitime pour la sécurité collective à l’échelle mondiale » tout en appelant à la « démocratiser », et, par ailleurs, concernant la position spécifique de LFI, à refuser « toute intervention militaire sans mandat de l’ONU ». Belles intentions et grandes illusions : comment réformer l’ONU, comment assurer la sécurité collective, comment arrêter la guerre en Ukraine, quand les 5 membres permanents disposent d’un droit de veto et que l’un d’entre eux fait la guerre ?
Dans le programme de la NUPES, apparaît un grand écart entre ceux qui veulent rester dans l’OTAN et ceux qui veulent en sortir : LFI et le PCF veulent un retrait par étapes de l’OTAN. EELV et le PS veulent « le renforcement de la coopération militaire au niveau de l’Union européenne (…) ainsi que l’intensification des livraisons d’armes à l’Ukraine et la mise en place d’un embargo total et immédiat sur les importations russes de pétrole, de charbon, de combustible nucléaire et de gaz » – ce que ne veut donc pas LFI. « Le Parti socialiste sera favorable au maintien de la France dans l’OTAN », est-il ajouté, dans une formule pour le moins lapidaire.
Depuis, la NUPES et ses composantes ont précisé leurs positions, dans un sens plus affirmé de soutien, même militaire, à l’Ukraine et de désignation de l’agresseur.
Libye
Les relations entre la Libye de Mouammar Kadhafi et l’Occident sont tumultueuses depuis sa prise de pouvoir par un coup d’Etat en 1969, avec des séquences de conflit ouvert (bombardement américain, 1986; attentat de Lockerbie commandité par Kadhafi, 1988). Un rabibochage a lieu après 2001, sous deux motifs : le pays est riche de son pétrole et connaît un développement économique ; il réprime les velléités locales des islamistes radicaux. Le « Guide de la révolution » tient son pays d’une main de fer et mène un activisme international tous azimuts. Il se veut le leader d’un nouveau panarabisme puis d’un nouveau panafricanisme et veut exporter sa « révolution » au moyen de plusieurs opérations d’influence en Afrique subsaharienne, le tout sans grand succès.
En 2011, dans la suite du « Printemps arabe », une révolte éclate à Benghazi, la grande ville de l’Est du pays. La répression sans pitié est suivie d’un soulèvement armé. Le mouvement gagne le pays, ébranlant le régime de Mouammar Kadhafi. Benghazi est menacé d’un carnage.
L’ONU réagit, sa résolution n°1973 (17 mars 2011), adoptée avec l’abstention de la Russie, « Autorise les États Membres qui ont adressé au Secrétaire général une notification à cet effet et agissent à titre national ou dans le cadre d’organismes ou d’accords régionaux et en coopération avec le Secrétaire général, à prendre toutes mesures nécessaires (…) pour protéger les populations », ce qui permet à la France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis d’intervenir par voie aérienne en Libye, relayés ensuite par l’OTAN.
L’objectif initial tel que fixé par l’ONU (zone d’exclusion aérienne, embargo sur les armes à destination de Kadhafi) est débordé. La coalition occidentale appuie les forces anti-Kadhafi qui veulent écarter le Guide de la révolution et même l’éliminer. Et ce, pour la grande satisfaction de Nicolas Sarkozy qui avait pourtant procédé à sa « réhabilitation » en l’accueillant à Paris en 2007, peu après son élection (hasard de calendrier ?) et l’épisode des infirmières bulgares : l’ami bédouin était venu planter sa tente dans le parc de l’hôtel Marigny.
« Guerre humanitaire » a-t-on dit, selon un concept absurde. Coup pour torpiller la création d’un « afro », l’euro du projet d’Union monétaire africaine, placé sous la férule de Kadhafi ? Toujours est-il que la guerre civile se déchaine et que le pays tombe dans le chaos. Ici comme en Irak ou en Afghanistan, quand l’OTAN passe, la sécurité trépasse – l’alternative étant ici la sécurité sous la chape de plomb d’une dictature. Résultat, la Libye est coupée en deux camps, avec un gouvernement légal (Tripoli) et un gouvernement dissident (Benghazi). Elle est devenue le carrefour de multiples interventions extérieures (occidentales, arabes, turque, russe), concurrentes mais toutes bien intentionnées !
Militaire (Doctrine-)
Remarque sur l’attaque / défense. Selon Carl von Clausewitz, « il est plus facile de conserver que d’attaquer », car, selon lui, l’attaque doit mobiliser trois fois plus de puissance que celle de l’ennemi (en politique, c’est le contraire, il est plus facile d’attaquer que de défendre). C’est pourquoi, l’agresseur a une prédilection pour la guerre éclair, il cherche la faille du dispositif adverse et s’y engouffre. Si l’agresseur s’enlise (comme aujourd’hui en Ukraine), chacun se retrouve dans la défensive, dans une situation d’attrition, c’est-à-dire d’usure inconfortable. Chacun des protagonistes va chercher à constituer ou reconstituer des forces pour conduire une nouvelle offensive ou contre-offensive. Il est donc tout à fait impossible de séparer offensive.et défensive. Comme le dit finement un général russe, dans Guerre et paix de Tolstoï, « Ce qui compte c’est la dernière bataille. »
Armement des Ukrainiens. Les pays occidentaux ont fourni à l’Ukraine des armes à la puisance et à la portée limitée, suffisantes pour résister, insuffisantes pour mener des contre-offensives décisives, inaptes à frapper la Russie en profondeur. Ce sont des missiles portatifs (mais pas des missiles de croisière); des canons et lance-roquettes multiples de précision, à grande portée ; des blindés légers (mais pas des chars lourds); des drones-suicides et de hélicoptères (mais pas des avions). Un armement disparate qui requiert la formation et l’entrainement des soldats. S’est ajouté la transmission de renseignements obtenus par avion espion et satellite, et une aide à la planification des opérations par des conseillers américains. La coordination intermares, élément décisif, a été facilitée et sécurisée, côté ukrainien, par la possibilité d’utiliser le réseau de satellites de communication lancé par Elon Musk, lorsque les Russes en restaient souvent à leur téléphone portable, ce qui a permis, au début de la guerre, aux Ukrainiens de repérer et frapper des généraux russes.
Remarque sur la Révolution dans les affaires militaires. C’est une doctrine apparue dans les années 1980, bâtie, entre autres, sur les nouvelles technologies : celle du renseignement, des armes « intelligentes » (autoguidées), des drones. Le combat pourra se faire sans contact, par écran interposé. Poussé à la caricature, ce nouveau paradigme déboucherait sur le « zéro mort » pour soi (mais mille morts pour l’ennemi) et permettrait une grande réduction des effectifs militaires. Ce principe a été exploité dans des guerres récentes, allant du fort au faible (Irak, Afghanistan) non sans de gros dégâts collatéraux et au final un échec : la guerre n’est pas une affaire de matériel, mais de doctrine d’emploi et elle ne peut faire l’économie d’une occupation du terrain, ce qui suppose des relais dans la population. Dans la guerre en Ukraine les nouvelles technologies sont abondamment utilisées, mais l’agressé, réputé faible, s’est révélé bien plus fort qu’escompté et il résiste, en symbiose avec sa population.
Les mauvaises bonnes raisons de faire la guerre. S’agissant des conditions pragmatiques de l’usage de la guerre, le Tsar du Kremlin, aurait dû se poser les 8 questions, ici transposées, que formulait, en un moment de lucidité, le chef d’état-major américain Colin Powell, en 1991, et chercher les réponses adéquates :
- Un intérêt vital de la sécurité nationale est-il menacé ? – non, d’évidence
- L’objectif est-il clair et atteignable ? – pas sûr
- Les coûts et les risques ont-ils été totalement et honnêtement analysés ? – non
- Les autres moyens politiques non violents ont-ils été épuisés ? – non
- Existe-t-il une stratégie plausible de sortie pour éviter un enlisement ? – non
- Les conséquences de l’engagement ont-elles été bien mesurées ? – non
- L’opération est-elle soutenue par le peuple russe ? – à voir
- La Russie bénéficie-elle du soutien international ? – à l’évidence, non
Conclusion qui aurait dû venir : non à la guerre, oui à la négociation.
Mutatis mutandis, les stratèges de l’OTAN auraient dû se poser un même éventail de questions.
Nucléaire (Doctrine-) [JL]
L’arsenal russe est le premier au monde en termes de missiles et d’ogives (6500 en 2018 contre 6185 pour les Etats-Unis, une quasi parité) et notre apprenti-sorcier brandit aujourd’hui avec insistance la menace de l’utiliser. « Ce n’est pas du bluff » ajoute-t-il. Si, c’est du bluff, mais c’est une partie de poker au bord du gouffre. A trop agiter la menace et à varier sur les conditions de son usage, elle perd de sa crédibilité, et, en effet, Poutine le sait, appuyer sur la gâchette nucléaire est un risque énorme pour le pays qui tire le premier.
L’arme nucléaire obéit à deux doctrines alternées. La première doctrine a été celle de la dissuasion, à partir des années 1950 quand les deux superpuissances sont dotées de bombes A et H. C’est l’époque de la bombe « anti-cité » dite aussi « démographique » (si tu détruis ma capitale, je détruis la tienne et réciproquement). L’apocalypse garanti. Cette étonnante doctrine de l’« équilibre de la terreur » signifie que l’arme nucléaire n’a de sens qu’à ne pas être utilisée. Le but n’est donc pas de gagner la guerre (avec cet arme), mais de l’éviter, « le risque étant toujours plus grand que l’enjeu », le bénéfice apporté étant égal à la perte subie, dans un jeu à somme nulle. Une arme éthique, donc ? Non pas : une rationalité folle.
Cette situation pose un défi inouï : comment penser l’impensable de la terreur réciproque ? avec quelle détermination appuyer ou pas sur le bouton ? L’attaque serait suicidaire et la riposte posthume. On traite la bombe comme un moyen pour une fin, en offrant sa propre population à l’holocauste comme garantie de sécurité, or la bombe excède toutes les fins puisque qu’elle met en jeu la survie même de l’espèce humaine.
La bombe est inutile, dit-on, puisque son usage est neutralisé et qu’elle n’empêche pas les guerres classiques ni la course aux armements conventionnels puisque, dans tous les cas, il s’agit de relever le seuil à partir duquel on use de l’arme ultime. D’un autre côté, la Russie aurait-elle attaqué l’Ukraine si celle-ci possédait toujours l’arme nucléaire ou se trouvait sous la protection d’un allié la possédant ? Ce n’est pas un hasard si les détenteurs de la bombe se multiplient : l’avoir c’est un garant non pas de respectabilité, mais d’être respecté.
La deuxième doctrine pointe son nez en 1954, lorsque John Foster Dulles admet la possibilité de l’usage d’armes nucléaires tactiques (« armes du champ de bataille » ou « du théâtre d’opération »), avec une « réponse graduée », dite aussi « flexible ».
Aujourd’hui, on considère qu’il y a trois niveaux d’armements nucléaires :
- Les bombes stratégiques, de forte puissance, portée par des vecteurs à longue portée (> 5500 km), capable de passer d’un continent à l’autre, ce sont les armes anti-cités, qui n’ont pas besoin d’être précises (elles le sont devenues)
- Les armes tactiques, de format plus modeste, chargées par des missiles à moyenne portée (500 à 5500 km)
- Les bombes miniaturisées de faible puissance, véhiculées par des missiles à courte portée (< 500 km), très précises, utilisables quasiment sur le champ de bataille, vers l’arrière de la ligne de front, on parle d’armes « anti-forces ».
La réponse flexible prône d’utiliser d’abord un coup de semonce de puissance limitée avant de monter dans la riposte.
Sinistre inventaire qui ne doit pas faire oublier qu’en principe, l’arme nucléaire ne doit pas être utilisée, quel que soit son format, sauf à entrer dans une escalade dommageable pour tous et mortelle pour la planète entière, les radiations ne connaissant pas les postes de douane.
A partir de la crise de Cuba en 1962 (fusées russes installées sur l’île, à portée de la Floride), la thèse de la réponse nucléaire graduée est abandonnée et l’on s’oriente vers une réduction réciproque des arsenaux en ogives et en systèmes antimissiles (traité Salt, 1972), on retourne donc à la doctrine de la dissuasion.
Dans les années 2010, on revient à la théorie de la victoire nucléaire et à l’idée de riposte graduée. Simultanément, l’incertitude grandit en Europe sur le degré d’engagement de l’allié américain : les Etats-Unis riposteraient-ils en cas d’attaque nucléaire sur l’Europe (supposée venir de Russie) ? Le principe général, c’est qu’une arme atomique ne peut être engagée que s’il y a un risque majeur pour le pays attaqué, si ses « intérêts vitaux » et sa survie sont en jeu. Quid alors des pays alliés, va-t-on risquer l’holocauste pour eux ?
Restent les modestes dissuasions française et anglaise qui ne cherchent pas la « parité », mais la « suffisance ». Or, même comme cela, elles sont peut-être obsolètes dans les conditions des systèmes d’interception actuels et mènent à un choix en tout ou rien en cas d’attaque majeure du pays.
La doctrine militaire millénaire (Sun Tzu, L’Art de la guerre) veut qu’un Etat doit entretenir l’ambiguïté stratégique, le flou sur ses intentions, et s’agissant aujourd’hui du nucléaire, l’incertitude sur ce que sont les « intérêts vitaux » qui pourraient justifier une action nucléaire. On est aujourd’hui dans cette incertitude. La situation se complique avec la multiplicité des acteurs nucléaires, au comportement imprévisible (les « Etats-voyous, comme la Corée du Nord), que le Traité de non-prolifération (1968) n’a pas réussi à empêcher. Aujourd’hui, 12 pays dispose de la bombe ou bien ont des programmes avancés, 28 disposent de missiles balistiques.
Une autre condition de la dissuasion est que les deux parties en présence soient totalement vulnérables. Si l’un des deux a la capacité d’intercepter un missile balistique ennemi, on comprend bien que la dissuasion est décrédibilisée, l’avantage est donné à celui qui tire le premier et la victoire nucléaire devient possible (je peux te détruire en t’envoyant un missile et si tu me punis par un autre missile, je l’abats ; ou bien : tu m’envoie un missile, je l’abats et je riposte).
Ces missiles antibalistiques sont prohibés par le traité ABM, signé avec l’URSS en 1972, à l’exception d’un seul site par pays : Moscou a choisi de protéger sa capitale, Washington a privilégié un site de lanceur de missile. Mais la situation se gâte depuis le retrait américain (juin 2002) de ce traité. Ultérieurement Trump retire également les Etats-Unis du traité de limitation des forces nucléaires intermédiaires (FNI), celles d’une portée moyenne, signé en 1987 par Reagan et Gorbatchev, estimant que la Russie viole ce traité. La Russie fait de même.
La doctrine de l’usage du nucléaire a été publiquement redéfinie par la Russie en juin 2020 par l’Oukase 355, en réponse au document d’actualisation des Etats-Unis, l’Examen de posture nucléaire de février 2018. La position russe repose toujours sur la dissuasion, cette doctrine de l’équilibre de la terreur entre possesseurs de l’arme fatale. Il laisse néanmoins une part d’incertitude sur l’usage du nucléaire dans une situation d’agression conventionnelle, ainsi que sur la question de l’« emploi gradué » qui permet de commencer par du nucléaire tactique avant d’en arriver au nucléaire stratégique.
Poutine a agité l’épouvantail nucléaire dès le premier jour de l’invasion et mis en alerte la force de dissuasion russe. Et pourtant personne n’a attaqué la Russie, ne menace son intégrité territoriale ou ses intérêts vitaux ! Il est vrai qu’aujourd’hui, comme des régions d’Ukraine ont été annexées, toute reconquête de ces territoires peut être considéré comme une attaque contre la mère-patrie et un casus belli nucléaire. Ce petit jeu peut mal tourner. Or, la mise, c’est l’existence de millions – de milliards de vivants.
Poutine se réfère à l’utilisation de la bombe par les Américains en 1945, « cela crée un précédent » dit-il (30 octobre). Les autorités occidentales ne vont donc pas rester les bras ballants, mais imaginer la riposte en cas où le coup de bluff deviendrait un coup de tonnerre : les états-majors, c’est un de leurs rôles, doivent examiner tous les scénarios possibles, même les plus improbables, et s’y préparer. L’hypothèse examinée est l’usage d’une arme nucléaire tactique de la Russie sur le territoire de l’Ukraine. Une riposte occidentale possible serait l’usage d’une arme nucléaire de même niveau, mais avec quelle justification, puisque l’OTAN n’est pas directement concernée par le conflit ? Les retombées radioactives sur les pays voisins ?
La réponse qui a été formulée par le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, le 13 octobre revient à ceci : « Toute attaque nucléaire contre l’Ukraine entraînera une réponse, pas une réponse nucléaire, mais une réponse militaire si puissante que l’armée russe sera anéantie ». Mais c’est quoi, cette riposte non nucléaire anéantissant l’armée adverse ? Intervenir en Ukraine ? Porter la guerre en Russie ? Tout cela conduirait à un cataclysme, à moins qu’il n’y ait là, de part et d’autre, que gesticulations.
Quelques éléments qui compliquent la discussion :
1.La capacité à protéger les sites d’envoi de missiles contre une primo attaque ennemie (d’où l’embarquement de missiles sur des véhicules en déplacement constant, qu’il soit terrestre, aérien ou sous-marin).
2.La difficulté d’identifier l’auteur de l’agression dans un cadre où il y a pluralité d’acteurs nucléaires. Il faut avoir le moyen de repérer d’où part le missile, dès l’instant de sa mise à feu, à qui appartient le sous-marin d’où il est lancé.
3.Tout parapluie anti-missile est troué, il suffit de le saturer par un grand nombre de vecteurs, d’envoyer des missiles à têtes multiples ou des missiles hypervéloces.
4. La perspective d’un missile envoyé d’un satellite fait froid à la tête. La militarisation de l’espace est prohibée par le traité sur l’espace de 1967, mais c’est un accord qui est déjà transgressé.
5. Une dissymétrie nucléaire existe entre les pays : le fort parait avoir d’abord un avantage majeur, mais le faible pourrait infliger un dégât insupportable à un fort ; un pays étendu (comme la Russie) à une capacité de survie bien plus importante qu’un pays comme la France qui peut être détruit au cours d’une seule frappe.
Les partis politiques français, depuis de Gaule et Mitterrand, sont en général favorables au principe de la dissuasion et au maintien d’une force nucléaire dédiée. Les programmes de LFI et de la NUPES font silence sur la question, et annoncent seulement vouloir « Relancer les processus multilatéraux de désarmement nucléaire et conventionnel », un point qui va de soi.
On peut considérer qu’un désarmement nucléaire français relèguerait la France, ce membre permanent du Conseil de sécurité, au rang d’acteur mineur de la scène internationale. On peut considérer, au contraire, qu’elle donnerait à la France un rôle majeur d’exemple à suivre. Au lieu d’élaborer des théories du jeu nucléaire, intellectuellement excitantes, ne ferait-on pas mieux de travailler sérieusement à la non-prolifération, à la réduction de l’arsenal jusqu’à son élimination, et à l’établissement de garanties réciproques de non-agression ?
OTAN et RUSSIE. Péripéties des relations Occident-Russie depuis 1945 [MQ]
Guerre froide (1947-1991)
En 1947, Les alliés de la guerre contre le nazisme basculent dans un affrontement hybride, un état de « ni paix ni guerre » qui oppose l’Est (sous l’hégémonie de l’URSS) et l’Ouest (sous hégémonie des Etats-Unis), de part et d’autre de la ligne de rencontre des armées russes et américaines et coupant Berlin en deux.
1949, après l’arrivée au pouvoir du parti communiste en Tchécoslovaquie sous la pression soviétique (1948), et le blocus de la partie occidentale de Berlin par Moscou (1948-1949), est créé le Pacte Atlantique, avec comme ennemi désigné l’URSS de Staline qu’il s’agit de « contenir ». Ce Pacte réunit les Etats-Unis et le Canada avec 10 pays d’Europe, la Turquie et la Grèce se joignant ensuite. Son organe politico-militaire, c’est l’OTAN (Organisation du traité de l’Atlantique Nord)
C’est une alliance à vocation défensive qui doit porter aide automatiquement à l’un de ses membres si celui-ci est attaqué : « tous pour un, un pour tous ». Elle rassemble des démocraties parlementaires ayant un socle de « valeurs communes ». Les Etats-Unis en sont l’initiateur, le principal contributeur et ils sont militairement solidement installés en Europe de l’Ouest.
L’organisation est constituée d’un « Conseil de l’Atlantique Nord » qui est l’organe de décision politique avec un représentant de chaque pays membre et des décisions qui doivent être prises à l’unanimité. Existe aussi une Assemblée parlementaire, formée de députés des pays membres et des pays associés.
De Gaulle décide de sortir du Commandement intégré de l’OTAN (1966) tout en restant membre du Pacte Atlantique. Le retour de la France dans le Commandement intégré sera effectif en 2009, l’argument étant que la France ne peut pas peser sur les décisions en restant avec un pied dehors.
En 1955, l’URSS et les pays du bloc continental est-européen signent le Pacte de Varsovie, réponse à l’OTAN.
L’arsenal nucléaire stratégique
L’arsenal nucléaire s’est agrandi avec la mise au point de la bombe H (Etats-Unis 1953, URSS 1955) d’une puissance égale à mille fois celle de Little boy, la bombe A lancée sur Hiroshima. En 1956 le Royaume-Uni, en 1960 la France, la Chine en 1964, entrent dans le « club nucléaire » et Israël se dote de l’arme probablement vers 1967.
En 1968, pour éviter qu’une dissémination multiplie les risques, un grand nombre de pays, possesseurs ou non de l’arme, signent le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP). Dans la foulée est créée l’Agence internationale de l’énergie atomique pour contrôler l’usage civil des matériaux radioactifs.
Début des années 1970, l’URSS comme les Etats-Unis cherchent à réduire la possibilité d’un holocauste qui ferait sauter la planète entière. Des négociations ont donc lieu sur la limitation des armes nucléaires dites stratégiques, c’est-à-dire d’une portée supérieure à 5500 km.
Le traité SALT (Strategic Arms Limitation Talks) signé en 1972 par les Etats-Unis et l’URSS concerne la limitation des armes stratégiques offensives (vecteurs balistiques intercontinentaux porteurs d’ogives nucléaires) : leur quantité est bloquée au niveau atteint à cette date. En même temps est signé le traité ABM (Anti-Balistic Missile), qui concerne des armes stratégiques défensives (anti-missiles). Le traité interdit de telles armes. Il s’agit d’éviter une rupture d’équilibre par laquelle A pourrait frapper B avec des armes balistique et se protéger de la riposte de B avec des armes antibalistiques.
En 1991, SALT est remplacé par START (Strategic Arms Reduction Treaty), qui passe à la réduction du nombre de têtes nucléaires. Dernier en date, le Traité New Start est signé en 2010 et expire en 2021. Il fixe à 700 le nombre de lanceurs stratégiques et à 1550 le nombre de têtes nucléaires qui peuvent être déployées, c’est-à-dire activables à tout moment. Ouf !
Comme pour les précédents traités, un système d’information, de vérification et d’inspection est mis en place. Le traité ne concerne pas les ogives stockées ni le nucléaire tactique.
L’arsenal conventionnel et intermédiaire
En 1973, la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), instance de dialogue et de négociation entre les blocs de l’Est et de l’Ouest, débouche sur l’Acte final d’Helsinki (inviolabilité des frontières, développement de la coopération sous toutes ses formes, droits humain et libertés). La CSCE devient l’OSCE l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe en 1995 et compte aujourd’hui 57 Etats d’Amérique du Nord, d’Europe et d’Asie.
Fin des années 1970, les choses se gâtent avec la « crise des euromissiles ». Les Soviétiques déploient de nouveaux missiles de portée intermédiaire SS-20, en 1977. En 1979, l’OTAN répond en déployant des missiles Pershing. L’escalade est évitée avec le Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) signé en 1987, qui prévoit l’élimination complète de ces missiles tactiques (à portée < à 5500 km), par les Etats-Unis et l’URSS.
Suit le Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe (FCE), signé à Paris en 1990, entre 34 représentants des États de l’OTAN et du Pacte de Varsovie. Il fixe la quantité d’armements lourds de chaque partie, ainsi qu’un plafond d’effectifs de soldats. Il instaure un droit d’inspection réciproque sur le niveau de chaque armée. Un désarmement est donc chose possible !
On assiste alors à une spectaculaire réduction des armements et des effectifs. Côté Europe de l’Ouest, il y a eu jusqu’à 7300 têtes nucléaires en 1971, chiffre tombé à 480 en 1995 ; en 1955, c’est le pic des effectifs américains en Europe, plus de 400 000, revenus à 100 000 en 1995. Dans la période 1990-2015, les dépenses militaires baissent de moitié ainsi que les effectifs militaires en Europe, 2015 étant l’année d’un retournement dans l’autre sens, après l’affaire de Crimée.
L’OTAN et le Pacte de Varsovie peuvent être qualifiées, paradoxalement, de facteur de paix puisqu’en 42 ans d’existence (1949-1991) elles n’ont pris part, en tant qu’organisations, à aucun conflit armé entre elles, l’équilibre réciproque neutralisant toute velléité belliqueuse. La crise des missiles à Cuba, en 1962, avait servi d’avertissement sans frais. L’affrontement s’est fait par délégation, dans des guerres périphériques, et quelques membres éminents ont mené des guerres en tant qu’acteurs solitaires, principalement la France (conflits décoloniaux), les Etats-Unis (Vietnam), l’URSS (Afghanistan).
1991, adieu le Pacte de Varsovie
On a donc partagé quelques calumets et la hache de guerre semble enterrée. Mais la domination russe sur les pays d’Europe de l’Est s’est délitée et la chute du Mur a sonné l’hallali. En 1991 est actée la dissolution simultanée de l’URSS et du Pacte de Varsovie, dans la foulée duquel est fondée la Communauté des Etats Indépendants sous leadership russe.
L’intervention russe en Transnistrie, région de la Moldavie, est un premier signal négatif (1992). Vient ensuite la terrible première guerre de Tchétchénie (1994-1996) suivie d’une deuxième aussi terrible (1999-2004). De quoi refroidir les ardeurs pro-russes des pays de l’Est. Une méfiance confirmée par la guerre de Géorgie (2008), l’annexion de la Crimée et le séparatisme au Donbass (2014), la brutalité en Syrie, ainsi que par de multiples actions « grises » d’hostilité (cyberattaques, désinformation, espionnage, etc.).
Rebonjour l’OTAN
Avec le séisme de 1991, d’évidence, un nouveau système de sécurité est à construire. En bonne logique, l’OTAN n’ayant plus d’ennemi identifié aurait dû se dissoudre en même temps que le Pacte de Varsovie. Pas question, cet instrument aux mains des Etats-Unis perdure : tendance de toute institution à persévérer dans son être et même à accroitre si possible sa puissance ; intérêt à long terme des Américains qui tiennent là un outil pour garder les Européens sous la main et avancer leurs pions en Europe de l’Est ; incertitude sur l’avenir du pouvoir russe. Les Etats-Unis apparaissent comme un vainqueur sans rival, ils veulent maintenir leur avantage. Mais avoir « gagné » la guerre froide n’est qu’un épisode qui ne donne pas une légitimité pour gouverner le monde. Quant à savoir ce qui se serait passé en Europe si l’OTAN s’était dissoute, cette fiction « contrefactuelle » est insondable.
Sa dissolution écartée, plusieurs voies sont envisageables pour l’OTAN : se réinventer avec de nouveaux objectifs et un nouvel ennemi ? L’URSS ayant disparu, reste la Russie ? Mais l’Organisation n’a pas vocation à attaquer la Russie, et l’inverse n’est pas non plus crédible. Choisir la coopération avec les pays de l’Europe de l’Est et la Russie ? Mener une politique de partenariats ? Ou bien, élargir l’Organisation au détriment de la Russie ?
La réunification de l’Allemagne et l’adhésion de cette nouvelle entité à l’OTAN avait été concédées par Mikhaïl Gorbatchev en 1990. Mais l’OTAN s’arrête momentanément là, elle écarte la demande d’adhésion de plusieurs pays d’Europe de l’Est.
Cependant, en 1993, l’éclatement de la Yougoslavie donne à l’OTAN une première occasion d’intervention armée, sous mandat de l’ONU.
Bill Clinton hésite : en 1993 il propose à Eltsine un accord de coopération politico-militaire, le Partenariat Pour la Paix (PPP), englobant tous les pays de l’OTAN et ceux de l’ancien Pacte de Varsovie, et même ultérieurement des pays hors Europe (34 pays au final). Ce PPP est souvent qualifié d’« écran de fumée ».
Dans le même temps, en effet, Clinton libère l’élargissement de l’OTAN, dans une situation où plusieurs pays de l’ex-bloc soviétique continuent de frapper à la porte. La porte ne s’ouvre qu’en 1999 quand Pologne, Hongrie (cette dernière appuyée par un référendum d’adhésion gagné par 85% de oui) et Tchéquie sont intégrés à l’OTAN – une « faute majeure » selon Moscou. Poutine ne cessera de répéter qu’il s’agit de « trahisons » successives, violant les promesses verbales faites à Gorbatchev de non-extension de l’OTAN – c’était en 1990, avant la dissolution de l’URSS et du Pacte de Varsovie.
En 1997, un Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie est signé. Il stipule qu’il n’y aura pas d’armes nucléaire sur les territoires des nouveaux membres de l’OTAN. L’accord implique une coopération militaire (il y aura même des exercices militaires conjoints en 2011). Cette coquille quand même assez vide est brisée en 2014 avec l’invasion de la Crimée.
Ça s’est gâté en 1999 quand l’OTAN s’aventure à nouveau en dehors de son champ spécifique. En effet, l’Organisation intervient, cette fois sans mandat de l’ONU, dans le conflit « intérieur » entre les forces serbes et les insurgés du Kosovo, effectuant des frappes aériennes sur la Serbie. Poutine, ami des Serbes, le ressent comme un affront direct.
Pourtant, comme le rapporte Poutine lui-même, en 2000, lors d’une rencontre avec Clinton, il suggère d’adhérer à l’OTAN, et Clinton lui répond du tac au tac : « Why not ? ». Blague ou jeu de dupes ?
Après le 11 septembre 2001, on assiste à un rapprochement Russie-Etats-Unis, avec une collaboration sur certains dossiers, comme l’anti-terrorisme (la Russie est frappée d’attentats très meurtriers dans les années 1999-2005, puis de nouveau dans les années 2010-2017). Le terrorisme islamiste sera-t-il donc l’ennemi collectif ? En tout cas, les deux pays se font les yeux doux, avant de sortir les griffes.
2002 formalise cet apparent tournant : un Conseil OTAN-Russie est instauré et le dialogue qui n’avait jamais cessé depuis 1991, en particulier sur les armes de destruction massive (chimiques, bactériologiques, nucléaires) se poursuit. Il est interrompu avec l’annexion de la Crimée et reprend an 2016. Une dernière rencontre a lieu le 12 janvier 2022.
En attendant, l’OTAN continue de jouer sur deux instruments, l’adhésion et le « partenariat stratégique ». En 2002, c’est avec l’Union européenne qu’un partenrait est noué : ainsi sont mariés le projet européen et la volonté d’hégémonie américaine.
L’OTAN continue de pousser. Dix pays (le « groupe de Vilnius ») plantent leur graine en 2000. Le processus est temporisé jusqu’en 2004 où sept de ces Etats intègrent l’OTAN (Bulgarie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Roumanie, Slovaquie et Slovénie). L’Albanie et la Croatie suivent en 2009, le Monténégro et la Macédoine du Nord respectivement en 2017 et 2020. Depuis le basculement de 1991, l’OTAN est donc passée de 16 à 30 membres et les autres pays d’Europe, excepté la Biélorussie, la Suisse et la Serbie, sont « associés » d’une manière ou d’une autre à l’OTAN. Deux derniers frères siamois, auparavant neutres, viennent d’arriver dans l’antichambre (Suède, Finlande).
La Révolution des roses en Géorgie et la Révolution orange en Ukraine amènent ces deux pays à demander à rejoindre l’OTAN, mais le tandem franco-allemand s’y oppose fermement à chaque fois que la question est posée, il veut ménager l’hôte du Kremlin. Certes, l’OTAN déclare que la Géorgie et l’Ukraine deviendront un jour membres de l’OTAN, mais sans agenda fixé.
2007, un tournant
Poutine est de plus en plus énervé par les « provocations » otanesques sur l’ancien pré-carré russe. En 2007, le projet d’installer des armes anti-missiles en Pologne et dans d’autres pays de l’Est, sous le douteux prétexte d’une menace iranienne, déclenche une brouille supplémentaire. De fait, ce projet, mis en œuvre dans les années 2010, rompt l’équilibre nucléaire sur le terrain. Il est critiqué par la Russie, mais aussi par la France qui veut s’en tenir à la doctrine de dissuasion. La Russie suspend le Traité sur les forces conventionnelles en Europe (2007) et le discours poutinien, animé par un grand ressentiment, tourne, à partir de 2007, à la confrontation avec un Occident qui gagne, jusqu’alors, à tous les coups en Europe. La riposte vient en Géorgie (2008) puis en Ukraine (Crimée et Donbass, 2014).
En 1992, le Traité de Maastricht avait instauré une Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) dans l’Union européenne. En 2007, le Traité de Lisbonne précise le projet avec la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Ainsi, sur un terrain régalien, l’UE avance à petits pas vers une politique étrangère et une politique de défense commune, au grand dam des souverainistes. On est encore loin d’une « armée européenne » constituée, laquelle n’est formée à ce jour que par une rotation entre des détachements armés de chaque pays sous le commandement souverain alterné de chaque Etat.
Avec l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, avis de forte brise. En 2019, Etats-Unis et Russie se retirent du traité FNI sur les forces nucléaires intermédiaires. Seul reste donc, entre les deux pays, le traité New Start sur les armes stratégiques prolongé jusqu’en 2026.
Quant à l’OTAN, Trump la qualifie d’« obsolète ». Il exprime une réserve sur toute intervention en Europe, et si elle avait lieu, dit-il, il faudrait « rembourser les frais ». A la même époque Macron parle de « mort cérébrale » de l’OTAN (2019). Il y a donc une incertitude quant au décideur américain qui tourne les yeux de l’autre côté, vers le Pacifique. Au moins depuis Obama, la Chine inquiète les Etats-Unis. Le panda chinois a remplacé l’ours russe comme adversaire stratégique majeur, pas encore ennemi, jetant la planète dans l’inquiétude. La situation géopolitique dans l’Asie-pacifique est tendue avec la question de la Corée du Nord et celle de Taïwan, qui, sous la férule de Xi Jinping, pourrait subir le sort de l’Ukraine. Cette configuration asiatique n’est pas sans similitude avec la situation sur le continent européen.
Dans le même temps, la Turquie a son propre agenda stratégique en Asie centrale et en Méditerranée. La tension monte avec la Grèce, autre adhérent de l’OTAN, à propos du contrôle des îles de la mer Egée et des ressources gazières; la relation à la Russie est faite de conflictuel (Syrie) et de bonnes relations (achat d’armes), mais la Turquie se refait une santé en jouant les bons offices entre ses deux voisins, russe et ukrainien.
Au sommet de l’OTAN, à Madrid, en juin 2022, après l’invasion donc, surgit une nouvelle doctrine stratégique inquiétante qui prend acte de l’état de tension international : « La Fédération de Russie constitue la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique. » Quant à la République populaire de Chine, elle « affiche des ambitions et mène des politiques coercitives qui sont contraires à nos intérêts, à notre sécurité et à nos valeurs ». Concernant le nucléaire, l’Alliance a « les capacités et la détermination voulues pour faire payer à tout adversaire un prix inacceptable, largement supérieur aux gains que celui-ci pourrait espérer obtenir ». Le nucléaire n’est pas une option, mais reste « la garantie ultime de la sécurité des Alliés. »
Pacte de Varsovie et alliances post-soviétiques
En 1955, est créé le Pacte de Varsovie, réunissant l’URSS et les pays européens du « bloc soviétique », dans un traité politico-militaire « d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle ». C’est la riposte à l’OTAN et la réponse aux accords de Paris (1954) qui permettent le réarmement de l’Allemagne de l’Ouest et son intégration à l’OTAN.
Dans les années 1980, le Pacte de Varsovie a la supériorité quantitative avec 4 millions de soldats contre 2,6 millions pour l’OTAN, deux à trois fois plus de blindés, d’avions de combat et de missiles balistiques, sept fois plus de missiles à courte portée (mais pas de missile de croisière), un plus grand nombre d’ogives nucléaires), tandis que l’OTAN a un atout sur la qualité de ses armements et la puissance économique de ses membres.
Huit pays signent le traité : l’URSS (qui comprend à cette époque la Biélorussie et l’Ukraine, les cinq pays d’Asie centrale et les trois pays du Caucase ex-soviétiques) et sept pays européens du « bloc soviétique » ; l’Albanie en sortira, et la Yougoslavie « autolibérée » du nazisme n’en fait pas partie.
En 1991, avec la débâcle de l’URSS, est dissous le Pacte de Varsovie. Signé par la Russie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, le Mémorandum de Budapest sur les garanties de sécurité donne la garantie formelle de leur intégrité territoriale à la Biélorussie, au Kazakhstan et à l’Ukraine, contre l’abandon de leurs arsenaux nucléaire (le 3ème du monde s’agissant de l’Ukraine), renvoyés en Russie.
Quelques jours après (8 décembre 1991), l’Accord de Minsk entre Russie, Biélorussie, Kazakhstan et Ukraine, avalise la dislocation de l’URSS et fonde la Communauté des Etats indépendants (CEI), symétrique de la Communauté européenne. L’intégrité territoriale, l’inviolabilité des frontières, la non-ingérence, l’Etat de droit, figurent dans les obligations du traité. 12 des 15 pays constituant l’ancien « bloc soviétique » y adhèrent. Les pays baltes n’en sont pas et trois autres pays quittent ultérieurement la CEI, dont la Géorgie (2008) et l’Ukraine (2014) échaudés par les agressions du grand voisin. Il reste donc la Russie et la Biélorussie, les cinq pays d’Asie centrale, et les « frères ennemis » du Caucase, Arménie et Azerbaïdjan.
Cependant, avec la pleine souveraineté retrouvée des pays de l’Est européen, la Russie a perdu un glacis protecteur de plusieurs centaines de km. Elle va donc chercher à reconstituer des alliances sur sa périphérie. A partir de 1992, dans le cadre de la CEI, elle met en place une alliance politico-militaire de neuf pays, réduite en 2002 à six pays (Russie, Biélorussie, trois pays d’Asie centrale, Arménie), formant l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC).
Cette aire de l’influence russe est aujourd’hui secouée de soubresauts. Les trois pays du centre-Asie n’ont pas voté pour la Russie à l’ONU et l’Arménie, confronté à des attaques de l’Azerbaïdjan (encore en septembre 2022), n’a pas reçu le soutien attendu. La Russie n’est plus perçue comme fiable par ses derniers amis. Ses multiples interventions extérieures inquiètent ses partenaires qui hébergent des minorités russophones comme le Kazakhstan. Et puis, la Chine, la Turquie, les pays occidentaux sont en embuscade dans cette zone disputée, riche en ressources.
En 2014-2015, toujours dans le cadre du CEI est créé une Union économique eurasiatique (UEEA) entre cinq pays (Russie, Biélorussie, deux pays d’Asie centrale et l’Arménie), complément économique de l’alliance politico-militaire.
Population russe
Une nation c’est une population. 146 millions d’habitants (2022), 2 millions de moins qu’en 1991. La natalité est en berne et la surmortalité masculine importante (liée à la consommation d’alcool) : l’espérance de vie masculine est inférieure de près de dix ans à celle de la France, mais progresse. L’émigration est importante, en forte croissance depuis 10 ans, près de 500 000 personnes en 2020, dix fois plus qu’en 2010 : sa courbe a explosé à partir des manifestations contre la réélection de Poutine, l’annexion de la Crimée, la guerre au Donbass.
L’immigration, surtout en provenance des républiques d’Asie centrale (près de 200 000 entrants) ne suffit pas à compenser, et elle inquiète les milieux nationalistes, slavophiles et orthodoxes : l’identité orthodoxe proclamée a reculé de 10 points en 5 ans, à 66%, tandis que la population musulmane d’Asie centrale, plus nataliste, pourrait atteindre 30% du total dans la décennie 2030. Une pression démographique chinoise s’ajoute sur le territoire sibérien qui fait 80% de de la superficie de la Fédération de Russie mais 20% de sa population.
La capture de l’Ukraine orthodoxe, territoire plus grand que la France, avec ses 41 millions d’habitants, aurait été un élément de réponse à l’équation démographique, même si l’Ukraine est victime de la même déperdition démographique (faible natalité, émigration). L’effet est raté, l’Ukraine n’est pas revenue au giron et on estime à plus de 500 000 le nombre de Russes qui ont quitté leur pays en seulement quelques mois après le début de l’invasion, surtout des adultes jeunes et qualifiés.
Références et sources [SX]
Je me suis appuyé sur la lecture régulière du quotidien Le Monde pour ses informations, ses reportages, ses contributions, Le Monde diplomatique pour ses analyses. J’ai consulté bien d’autres sources sur le Net, dont Wikipédia (sa fiabilité n’est pas à toute épreuve). Impossible de donner toutes les références, une recherche sur le Web, à partir de mots-clés ou de morceaux de citations, permet de retrouver les sources. Ma question du « déni » recoupe celle d’Edwy Plenel dans L’épreuve et la contre-épreuve (Stock, 2022), mais la réponse qui suit est indépendante de ce texte (ouvrage non lu). On pourra consulter un dossier géopolitique publié par ATTAC .
Des sites « pro-russes » ont également été consultés. Ce sont le plus souvent des médias d’extrême-droite qui ont souvent cette caractéristique de mettre en doute le récit ukrainien et de dénoncer simultanément le « complot covid » en vue du Grand Reset, voire de croiser les deux sujets avec l’affirmation que des laboratoires ukrainiens secrets préparaient une arme bactériologique. Quelques adresses : https://tvl.fr/ ou https://www.francesoir.fr/. Voir aussi l’ufologue Silvano Trotta.
Côté très à gauche, on peut trouver des sites de collectifs communistes internationalistes (comme le PRCF) qui soutiennent la Russie de Poutine et dénoncent la mainmise d’un projet néo-fasciste global de l’OTAN, par exemple https://histoireetsociete.com/ qui retransmet les bulletins de l’armée russe et cet autre https://lepcf.fr/Dr-Volodymyr-Mr-Zelensky-la-face-cachee-du-president-ukrainien qui trace un portrait délicat de Zelensky. Moins caricatural, ce site de la 4ème internationale trotskyste, internationale dont faisait partie l’OCI (Organisation communiste internationaliste), vivier français de personnalités de gauche (Benjamin Stora, J-C Cambadélis, J-L Mélenchon, entre autres) : https://www.wsws.org/fr
La citation de M. Hardt et T.Negri est tirée de Commonwealth (Folio Essais p.306) ; le concept de « production de subjectivité » ( = de formes de conscience non aliénées) est hérité de Michel Foucault. Le concept de « devenir-x » est tiré de Gilles Deleuze Mille plateaux. Celui d’ Autre/autre est emprunté à Jacques Lacan.
Réfugiés
A la mi-août, selon l’ONU, 6,5 millions de personnes sont déplacées à l’intérieur du pays et 6,5 millions réfugiés hors du pays, dont 2,2 millions en Russie, de leur plein gré ou pas. Environ 100 000 ont été accueillis en France.
La question d’une discrimination entre différents types de réfugiés, européens et extra-européens, sur fond de racisme latent peut être posé, à propos de leur accueil. Les uns sont « en transit » et veulent pour la plupart retourner chez eux, ce sont surtout des femmes et des enfants. Les autres viennent pour rester et construire ici leur vie, souvent des hommes jeunes. On a accueilli sans état d’âme les réfugiés ukrainiens, on repousse les migrants d’origine extra-européenne, contradiction dans le principe d’humanité : toutes les personnes en situation de vulnérabilité méritent un même souci et un même respect.
En marge de la tension avec l’Ukraine, la Russie et la Biélorussie ont lancé en novembre 2021, une tentative de déstabiliser la forteresse anti-migrations de l’Europe. Des migrants, aidés par des policiers biélorusses ont été encouragés à rentrer en Pologne, en passant par la forêt de Bialowieza, la dernière forêt primaire d’Europe. Repoussés violemment, certains ont campé dans la forêt. Là-bas il y a eu des morts de faim ou de froid dans un silence glacé. En riposte, les Polonais ont construit un mur de 186 km, le long de la frontière. Ici aussi, comme à ses frontières Sud, l’Europe se barricade, refoule, et participe à un naufrage humanitaire. Naufrage dont la Russie et la Biélorussie portent une lourde responsabilité avec cette instrumentalisation d’humains en détresse : les filières transitent par les aéroports de Moscou et de Minsk, et les migrants venus du Moyen Orient d’abord, d’Afrique ensuite, sont utilisés comme moyen de chantage dans la guerre hybride. Mais pourquoi diable la Russie n’accueillerait-elle pas sa part de réfugiés climatiques ou politiques, dans le vaste territoire peu peuplé de la Fédération de Russie ? Et pourquoi diable les migrants ne veulent-ils pas rester en Russie mais préfèrent se rendre dans un Occident pourtant peu hospitalier ?
En Ukraine même, plusieurs centaines d’étudiants africains qui ont cherché à quitter le pays avec le flot des réfugiés, ont été l’objet de discriminations dans l’accès aux transports. Et, ceux qui sont arrivés en France, par exemple, ne sont pas éligibles au mécanisme européen de « protection temporaire » dont profitent les Ukrainiens.
Nous ne sommes pas responsables de la situation des uns (réfugiés Ukrainiens), mais nous sommes, en partie responsable de celle des autres (réfugiés et migrants venus d’Orient ou d’Afrique). La situation de guerre civile, la misère, l’horizon bouché qu’ils fuient, sont pour part une conséquence de la domination coloniale de l’Occident, du pillage des ressources et de l’échange inégal, de la complicité avec des autocrates locaux, du réchauffement climatique dû à notre mode de production et de consommation.
Il faut aborder la question des migrants hors de toute vision « identitaire », avec comme boussole d’une part une culture d’hospitalité et d’autre part une contribution à un « développement vertueux » et « soutenable » des pays d’origine. Il faut sauver les naufragés, il faudrait aussi casser les routes par où prospèrent les trafiquants d’êtres humains avec parfois, au passage, une ponction financière par les djihadistes sahéliens, puis la plongée dans l’enfer libyen, et la périlleuse traversée. Il faut trouver des voies d’accès direct pour accueillir ceux qui veulent s’exiler (migrants) ou sont contraints à le faire (réfugiés), comme on le fait pour les réfugiés ukrainiens, et leur donner les moyens de « s’intégrer » (ce qu’ils savent parfaitement faire) tout en permettant à d’autres de rester chez eux, sans désespérer de l’avenir de leur pays.
Syrie
Le cas syrien s’inscrit dans la contagion du « Printemps arabe » qui touche tous les pays de la région dans les années 2010-2011. Il s’agit de révoltes propagées sur les réseaux sociaux contre le coût de la vie, pour la dignité, pour la démocratie, avec le mot d’ordre : « Dégage ! » à l’adresse des dirigeants.
En Syrie, cela démarre par des manifestations pacifiques le 15 mars 2011. La réponse du régime de Bassar al-Assad est brutale, c’est une habitude dans ce pays où, de père en fils, depuis 1970, le régime tient le pays par la terreur. En trois mois, 1500 morts. Le mouvement se transforme en rébellion armée (Armée syrienne libre) et s’empare d’une partie du Nord (Alep) et de l’Est du pays, recevant des armes de la Turquie, de l’Arabie, des Etats-Unis, de la France, etc. Les Kurdes contrôlent le Kurdistan syrien (Rojava) avec le PYD (branche du PKK, Parti des travailleurs du Kurdistan). Apparaissent ensuite des groupes salafistes radicaux, héritage du chaos américain provoqué en Irak et Afghanistan. Ces djihadistes sont affiliés à al-Qaïda et à l’Etat islamique (Daech) lequel sort du bois en 2014 pour proclamer le Califat sur les terres qu’il contrôle.
En 2013, Bachar al-Assad utilise des armes chimiques en bordure de Damas, dans la Ghouta, faisant des centaines de morts (estimations : 500 à 1800 victimes), essentiellement civils et des milliers de blessés. Obama avait fixé une ligne rouge à ce sujet. Que fait-il ? Rien (malgré la sollicitation de la France et du Royaume-Uni). Poutine a compris le message : l’Occident est faible.
En 2015-2016, la vieille amitié entre Damas et Moscou est réactivée. Moscou intervient militairement et soutient la reconquête des quartiers de Damas et d’Alep tenu par les rebelles, au prix de bombardements indistincts en zone urbaine. Ensuite l’action se tourne également contre Daech. Les rebelles sont repoussés, Daech se rétrécit – mais principalement sous les coups des Kurdes syriens, alliés de la coalition occidentale anti-Daech, qui font tomber Raqqa, le fief du Califat (2017).
Le régime des Assad est donc sauvé, par la grâce de Poutine. Mais à quel prix ? Gazages, bombardements d’écoles et d’hôpitaux, barils d’explosifs jetés depuis des hélicoptères, arrestations massives, torture et viol systématiques. Des dizaines de milliers de Syriens sont portés disparus, plus de 20 000 civils ont été suppliciés à mort dans la sinistre prison militaire de Saydnaya près de Damas. La Russie intervient surtout par voie aérienne et participe aux bombardements meurtriers de zones civiles (la coalition occidentale, elle aussi mène des bombardements qui font des victimes civiles, dans une mesure bien moindre et sans projet systématique). Un sinistre décompte porte à 500 000 morts les victimes du conflit en dix ans et à plus de 5 millions le nombre de réfugiés (1/4 de la population syrienne).
En remerciement, la Russie gagne une base navale permanente, à Tartous, sur la côte syrienne, lui donnant un appui stratégique en Méditerranée.
Depuis 2014, une coalition occidentale intervient en Syrie et en Irak contre Daech, et appuie les forces kurdes qui affrontent l’Etat islamique. En 2018, face à de nouvelles attaques chimiques du pouvoir syrien dans la Goutha, Etats-Unis, Royaume-Uni et France procèdent à des bombardements sur les stocks dont disposent le régime, opération coordonnée par l’OTAN. L’ONU n’a pas validé : elle est paralysée par le veto russe sur la question syrienne.
Dans le jeu régional, la Turquie intervient à la fois contre les Kurdes et contre Assad. L’Iran et son allié libanais, le Hezbollah, soutiennent activement le régime de Bachar al-Assad. En ajoutant la Russie et la coalition occidentalo-arabe, la Syrie devient, pour son plus grand malheur, le rendez-vous le plus cosmopolitique au monde. A l’intérieur, elle est aussi le patchwork le plus étonnant qui soit, avec une centaine de factions rebelles, plus concurrentes qu’alliées.
Transnistrie
La Transnistrie est une bande de terre juridiquement moldave située le long du Dniestr, à la frontière Est de la Moldavie avec l’Ukraine. En 1990, les séparatistes de cette région font sécession et s’autoproclament République moldave du Dniestr (RMD). En 1992, des combats ont lieu entre forces moldaves et forces séparatistes secondées par des troupes russes. Un cessez-le-feu est signé avec un statut d’autonomie pour la Transnistrie, statut que la RMD refuse, elle veut plus. Aujourd’hui, la Russie stationne toujours 2 000 soldats sur place et rêve de faire le raccord entre la Russie et la Transnistrie, en conquérant la région d’Odessa (ce qui priverait par ailleurs l’Ukraine de tout accès à la mer). En novembre 2022, face à son échec en Ukraine, la Russie relance la tension en Moldavie, tandis que le gouvernement légal du pays se tourne vers l’Europe.
Ukraine [Russie]
Superficie : 603.550 km² [17 125 191 km²] Population : 41 millions d’habitants soit 75 hab./km² [142 millions; 8,5 hab/km²]
Croissance démographique annuelle moyenne : – 0,5% [-0,5%]
Espérance de vie 2018 : 72,4 ans (femmes : 77,4 ans ; hommes : 67,7 ans) [71,3 ; 77,3 ; 65,6] Identification religieuse : 66% chrétiens orthodoxes [66%] Indice de perception de la corruption en 2020: 121 (sur 187 pays) [135]
Indice de développement humain 2021 : 74ème rang [52ème rang]
Victimes
Aucun chiffre de victimes n’est une victoire, c’est toujours une défaite.
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme estime fin décembre 2022, le nombre de morts civiles en Ukraine à environ 7000 (une moyenne de 23 par jour) dont plus de 400 enfants et à 10 000 le nombre de blessés, chiffres incomplets. S’agissant des pertes militaires les chiffres donnés par les deux parties sont inverses. Fin septembre, les Russes parlent, chiffres arrondis, de 60 000 soldats ukrainiens tués et 50 000 blessés, et de 6000 soldats russes tués ; côté ukrainien, pas de communication sur le chiffre des pertes militaires propres, mais les officiels parlent de 100 morts ukrainiens par jour dans certains épisodes de combats et chiffrent les pertes russes à 55 000 morts. Le chef d’Etat-major américain estime, quant à lui, à 200 000 le nombre de soldats mis hors de combat (blessés ou morts), moitié pour chaque côté et à 40 000 le nombre de morts civiles. En comparaison, il y a 900 000 soldats actifs côté russe dont 150 000 engagés directement sur le front ukrainien ; 200 000 côté ukrainien ; il y a 2 millions de réservistes d’un côté, 900 000 de l’autre.
La Russie cherche à dissimuler l’ampleur de ses pertes et à éviter les manifestations de méres et d’épouses. Elle a recruté massivement dans ses territoires reculés, habités par des populations alogènes, et dans les centres de détention; elle laisse sur le terrain un grand nombre de ses morts pour n’avoir pas à rapatrier les corps; elle indemnise les familles des victimes pour acheter leur silence; sordide, elle livre les dépouilles dans des sacs plastiques.
Wagner [YZ]
La société privée paramilitaire Wagner, à l’emblème tête de mort, a été fondée en 2014 par un homme d’affaires russe, Evgueni Prigojine. Ce financier est un ancien criminel condamné en 1981 à 12 ans de prison, enrichi ensuite comme « cuisinier de Poutine ». Il a d’abord créé L’Internet Research Agency (IRA), une usine à trolls qui a cherché à influencer l’opinion de pays étrangers (soutien à Bachar-al-Assad, à Trump, à Netanyahou, au Brexit, etc.). Puis il est passé à son complément militaire avec Wagner. Des milliers d’hommes, souvent d’anciens soldats, ont été recrutés et entrainés pour intervenir sur des théâtres extérieurs. Wagner recrute aujourd’hui ouvertement parmi les criminels détenus dans les prisons russes, contre remise de peine, dans un cadre extra-légal (l’armée russe ne peut recruter d’anciens criminels). Ces recrues de fraiche date sont à peine entrainées et envoyées en première ligne comme chair à canon par vagues successives : plusieurs unités auraient été décimées à 90%.
Le commandant opérationnel de cette armée de brigands, c’est le redoutable Dimitri Outkine, ancien des services spéciaux russes et grand admirateur du nazisme. Ces gens côtoient Poutine : la bande de néo-nazis au pouvoir, c’est eux.
Complice inavoué mais ayant pignon sur rue, Wagner est d’abord intervenu au Donbass, a continué en Syrie et en Libye, puis a essaimé en Afrique à l’occasion de guerres civiles et rébellions : Centrafrique, Soudan, Mali. On les voit aussi en Mozambique et à Madagascar. Et enfin, ils sont revenus en Ukraine.
De multiples exactions (tortures, assassinats, viols, pillages) sont documentées par plusieurs ONG : Human Rights Watch, ACLED et par l’ONU (voir Wagner, l’armée de l’ombre de Poutine, le documentaire d’Alexandra Jousset et Ksenia Bolchakova, 2022). Au Mali, Wagner participe au massacre d’environ 300 personnes à Moura, essentiellement des civils, en mars 2022. Le groupe a publié sur Telegram des vidéos d’exécutions barbares, comme le 13 novembre l’exécution d’un déserteur du groupe, à coup de masse, histoire de susciter la terreur à tout autre candidat. Signe que Wagner se croit tout permis.
Avec leurs méthodes, la rébellion politique a été repoussée en Centrafrique, mais au Mali le djihadisme contrôle toujours le Nord du pays. Accessoirement, les hommes de Wagner constituent une garde prétorienne chargée de la sécurité des présidents. Les enquêtes d’ONG ont montré que Wagner exploite des ressources en or et en diamant en Centrafrique, Soudan et Mali. L’armée privée se paye sur la bête avec l’accord des dirigeants de ces pays. Néocolonialisme bis, Russafrique.
La dénonciation du colonialisme passé et du néocolonialisme présent de la France est un élément de propagande, appuyé sur des fake news – comme quoi la France armerait les djihadistes, par exemple. Cela trouve un écho important dans une jeunesse africaine déçue par l’échec de Barkhane et qui ne supporte plus l’arrogance française (nos frères sont morts pour libérer la France, mais la France vient chichement à notre secours).
Notons que le mercenariat, aussi ancien que les guerres, a vécu une renaissance dans les temps récents, lors des conflits de la décolonisation (années 1960), et avec les interventions américaines en Afghanistan et en Irak (années 2000). Blackwater, Halliburton, Global Risks, etc. Ces private military firms ont envoyé des milliers d’hommes dans ces deux pays pour assurer la logistique des troupes, la sécurité des personnalités et des sites, et, moins souvent, participer à des combats. Ils ont commis des dérapages significatifs avec des crimes de guerre avérés. Cette privatisation des armées traduit la conversion néolibérale d’une fonction régalienne.
Il semble que maintenant, Wagner prenne de plus en plus de poids dans le conflit ukrainien et constitue une force concurrente de l’armée régulière russe.
Xi Jinping et l’Empire du milieu
En 2001, la Chine transforme Le Groupe de Shanghai (1996) en Organisation de coopération de Shanghai (OCS) avec la Russie et quatre États d’Asie centrale sur un objectif de sécurité collective. L’OCS s’élargit à l’Inde et au Pakistan (deux pays pourtant alliés des Etats-Unis) en 2016, puis à l’Iran en 2021.
Xi Jinping noue une alliance stratégique privilégiée avec la Russie, qu’il qualifie d’« amie éternelle. » Cette « amitié sans limite » est pourtant prudente. La Chine s’est abstenue à l’ONU, elle n’apporte pas d’aide militaire visible. Elle n’en attribue pas moins la responsabilité de la crise à l’Occident et appelle, comme Poutine, à un monde post-occidental débarrassé du discours démocratique et des droits humains. Comme la Russie, elle se sent encerclée par un cordon de bases militaires américaines et elle y répond en miroir par une politique conquérante en mer de Chine avec appropriation d’îlots transformés en bases militaires. Dans les discours de ces deux copains-pour-toujours, ce sont, trait pour trait, les mêmes formules anti-occidentales qui apparaissent.
Cependant, Xi Jinping n’est pas à la fête : son pays a investi en Ukraine, affermé un dixième de ses terres arables, et les « nouvelles routes de la soie » qui devaient y passer sont en jachère ; Europe et Etats-Unis sont ses principaux partenaires commerciaux (près de 1200 milliards de $ d’échanges, loin devant la Russie), la Chine ne peut pas trop se fâcher et craint à son tour des sanctions. Elle ne souhaite pas être entrainée dans une déconfiture du Kremlin dont l’erreur de jugement est évidente.
La rivalité sino-américaine (ou américano-chinoise, au choix) est structurante pour les deux pays, sur le plan économique et sur le plan géopolitique. Le germe d’une crise majeure se situe du côté de Taïwan avec la chronique d’une reconquête annoncée de cette maudite île qui donne un mauvais exemple d’élections pluralistes, de résistance au grand frère et d’alliance avec les Etats-Unis. Taïwan, tiraillée entre une indépendance de fait et une réunification de droit, ne veut pas subir le sort de Hong Kong qui a vu les promesses de respect de son autonomie politique violées par Pékin. Les grandes manœuvres ont commencé.
A ce sujet, les péripéties militaires de l’affaire ukrainienne comportent de riches enseignements pour le nouvel Empire du milieu, comme pour le régime taïwanais, dans la perspective d’un conflit direct.
Comme Poutine, Xi Jinping rêve d’un basculement hors de l’hégémonie américaine, vers un monde fractionné en Empires étendus à leurs marges, un monde multipolaire qui reposerait sur un dialogue entre tyrans, pas entre peuples et sans la référence aux droits humains. Avec le secret espoir de devenir l’Empire de référence.
Le projet de « russifier » des territoires conquis en Ukraine ressemble à celui de la Chine qui veut « siniser » les populations rétives comme les Ouïghours, dans des « centres de transformation par l’éducation », puis, quand le moment sera venu, « resiniser » par la « rééducation » les compatriotes taïwanais qui ont été « désinisé » par la propagande occidentale, comme vient de le formuler l’ambassadeur de Chine et France, Lu Shaye. Un peuple, à les en croire, ça peut se façonner par une opération de décervelage-recervelage.
Yougoslavie [ZC]
En 1991, l’année où disparait l’URSS, la République fédérative de Yougoslavie implose également en plusieurs entités, chacune réclamant son indépendance tout en étant « ethniquement » mélangée. La Slovénie prend le large sans encombre. Mais la Serbie, entité la plus puissante, dirigée par Slobodan Milosevic, veut réduire les autres sécessions et réaliser une recomposition territoriale dans une Grande Serbie avec des morceaux des différentes entités et en pratiquant un « nettoyage ethnique ».
Plusieurs guerres éclatent, principalement avec la Croatie (1991-1995) et avec la Bosnie-Herzégovine (1992-1995) et entre les composantes ethniques de ces territoires. Des crimes de guerre sont commis, particulièrement par les forces proserbes en Bosnie-Herzégovine.
L’ONU adopte des résolutions avec embargo sur les armes destinées à la Serbie et au Monténégro et zone d’exclusion aérienne sur la Bosnie, ainsi qu’envoi au sol des troupes de la FORPRONU. Des forces de l’OTAN, appuyées sur la résolution 816 (la Russie n’a pas posé de veto) bombardent les forces serbes en Croatie et Bosnie, en coordination avec la FORPRONU, pour protéger des enclaves musulmanes menacées, décrétées « zones de sécurité ». L’OTAN, pour la première fois de son histoire est intervenue militairement dans une zone de conflit, sous mandat de l’ONU.
Cela n’a pas empêché, en juillet 1995, le massacre de musulmans bosniaques par des forces serbes commandées par Ratko Mladic, 8000 hommes rassemblés et assassinés à Srebrenica : la FORPRONU a été défaillante.
140 000 morts après, en 1995, un négociateur américain réunit les parties serbe, croate et bosniaque aux Etats-Unis. Il en sort l’« accord de paix de Dayton », formellement signé à Paris le 21 novembre, avec le paraphe de la Fédération de Russie. La Bosnie devient une fédération et cède une partie de son territoire à la Serbie. Une force multinationale de mise en œuvre de la paix est mise sur pied (IFOR, puis SFOR), formée d’unités de l’OTAN et hors OTAN, sous commandement unifié de l’Organisation atlantique.
Au cœur de l’Europe a eu lieu ce qu’on croyait d’un autre âge : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, stratégie du viol, et même « génocide bosniaque », qui conduiront des responsables serbes devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), première juridiction internationale de ce type depuis le procès de Nuremberg, et préfiguration de la Cour pénale internationale (1998).
Des problématiques semblables ont donc présidé à la dissolution de l’URSS et à celle de la République yougoslave, avec l’expression mortifère du nationalisme : Grande Serbie d’un côté, Grande Russie de l’autre – la « revanche » des peuples slaves. La Yougoslavie socialiste de Tito avait rompu avec Moscou, la Serbie qui sort de la guerre est partagée entre un fort tropisme pro-russe et une attirance vers l’Union européenne.
Mais, cela ne s’arrête pas là. En mars 1999, l’OTAN intervient dans le conflit entre la Serbie et sa province sécessioniste du Kosovo, lorsque Milosevic décide d’une campagne pour contrôler la province. Cette fois, l’OTAN agit sans mandat de l’ONU. Sur la foi de fausses informations (un massacre de kosovars à Racak et un plan de génocide), elle bombarde massivement la Serbie pour protéger, dit-elle, les populations kosovares. Les bombes de l’OTAN sur la Serbie ont fait près de 500 morts civils.
Après le cessez-le-feu (juin), une force armée multinationale est constituée autour de l’OTAN pour sécuriser le Kosovo et apporter une aide humanitaire, et ce, sur mandat de l’ONU (résolution 1244). Ainsi le coup de force de l’OTAN est en quelque sorte récompensé après-coup. « Guerre humanitaire », comme on a dit absurdement. D’autant que les Albanais kosovars ont commis eux-mêmes des crimes de guerre et pratiqué la purification ethnique. D’autres voies de règlement auraient dû s’imposer pour calmer les passions nationalistes.
Il est difficile de saisir la motivation réelle de cette intervention de l’OTAN hors de tout enjeu majeur, une fois la justification humanitaire écartée. Acte de puissance de l’OTAN ? Comme toute institution de puissance, l’OTAN a besoin de causes à défendre pour justifier sa perpétuation.
De plus on a assisté à un troublant mélange des rôles entre ONU et OTAN, qui découle de ce que l’ONU ne dispose pas des moyens nécessaires. Du coup, l’ONU initie le début d’un conflit et préside à la fin de l’intervention mais contrôle peu son déroulement.
La Russie, amie des Serbes, a tiré de tout cela un grand ressentiment. En février 2008, le Kosovo déclare son indépendance, aussitôt reconnue par les Etats-Unis, tandis que Poutine parle d’un « terrible précédent », il s’en souvient en effet, six mois plus tard, en intervenant en Géorgie et en reconnaissant les Républiques séparatistes.
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