Nietzsche. Deviens qui tu es

Nietzsche profil 450L’exploration du sens de la maxime « Deviens qui tu es » a été entreprise dans l’article consacré à la trilogie: devenir-soi, devenir-autre et devenir-commun. Bien qu’il tourne le dos au programme de cette trilogie, Nietzsche occupe une place éminente dans cette enquête.

En effet, il reprend souvent cette maxime, durant les dix ans de son Grand oeuvre, depuis Humain, trop humain (1778), § 263 : « Chacun a un talent inné, mais à un petit nombre seulement est donné par nature et par éducation le degré de constance, de patience, d’énergie nécessaire pour qu’il devienne véritablement un talent, qu’ainsi il devienne ce qu’il est, c’est-à-dire : le dépense en oeuvres et en actes », jusqu’à Ecce Homo (1888) dont le sous-titre est : Comment on devient ce qu’on est (wie man wird, was man ist), en passant par Le Gai Savoir § 270: « Que dit ta conscience? Tu dois devenir celui que tu es » (Du sollst der werden, der du bist) et Ainsi parlait Zarathoustra (IV, Le Sacrifice du miel) : « Car je suis cela dès l’origine et jusqu’au plus profond du cœur, tirant, attirant, soulevant et élevant, un tireur, un dresseur et un maître, qui jadis ne s’est pas dit en vain : “Deviens celui que tu es!” » (Werde der du bist).

Que veut dire la maxime chez Nietzsche qui pourfend tout ce qui est stable, pulvérise tout Système, et écarte l’être au profit du devenir : « ce qui est ne devient pas, ce qui devient n’est pas » (Crépuscule des Idoles, p.23). A-t-elle seulement une interprétation univoque chez lui qui rejette toute vérité figée et valorise les « illusions » utiles à la vie, les « effets de vérité » fragmentaires ? Il n’y a pas de monde vrai caché au-dessus ou en-dessous de notre monde, mais seulement ce monde-ci qui consiste en des complexes de forces et de vouloirs. Quelle est la tâche du philosophe ? C’est de produire des interprétations (quelle force inconsciente est-elle à l’oeuvre dans cet acte ou cette parole ?) et des évaluations (cette force tend-elle à plus ou moins de vie ?) La cible visée est double : détruire les anciennes valeurs, annoncer de nouvelles valeurs.

Maître et disciple

Le maître dont parle Nietzsche dans Zarathoustra n’est pas animé par une pulsion d’emprise, ce n’est pas l’homme d’une pure domination sur les autres: avoir des disciples sous sa coupe ne l’intéresse pas, il veut avoir des comparses – ou des ennemis – qui soient à sa hauteur et qu’il puisse admirer. Le maître provoque le disciple par l’exemple des aventures de sa propre pensée, il lui enjoint de « penser par lui-même ». Deviens ce que tu es et non pas deviens ce que moi, ton maître, je voudrais que tu sois, car je ne veux rien sinon que tu t’affrontes avec le « terrible texte fondamental de l’homo natura » (Par delà le bien et le mal §230), avec les instincts dont ta pensée et tes actions sont les symptômes. La vie est le palimpseste de cette réalité « effrayante et douteuse » constituée par la sourde lutte de nos « instincts », sans ordre, sans fin, sans transcendance, réalité immanente au flux de notre expérience vécue, constituant non pas un autre monde derrière le nôtre, mais, en quelque sorte, un « empirico-transcendantal » – la condition de possibilité concrète – de nos actes et de nos pensées.

L’injonction de Nietzsche est aristocratique, elle s’adresse à un homme d’exception : moque-toi des sarcasmes du troupeau qui veut te ramener à sa médiocrité étroite, ce serait « devenir ce que tu n’es pas », élèves-toi vers ces hauteurs où l’air est plus respirable, où tu pourras rejoindre les « esprits libres » à venir. Délivre-toi aussi de la chaîne des maîtres qui t’ont formé. Tu es passé par un autre, il te faut revenir à toi, alors tu pourras, au surplus, retrouver ton maître, devenu ton pair. Contre le devenir-commun qui réagit par un non à tout ce qui est grand, agis par un devenir-toi qui dit oui à la vie, un devenir-intense créateur d’oeuvres et d’actes nouveaux. Rien à voir avec le faux devenir-soi qui est le leitmotiv de nos sociétés individualistes et qui se caractérise par l’addiction grégaire à la nouveauté, le triomphe du paraître et la compulsion à la communication futile.

Volonté de puissance et prodigalité

Qu’est-ce qui est chez Nietzsche ? Tout passe, sauf le devenir lui-même. Ce qui est, c’est donc le devenir, ou plus concrètement, c’est la vie et la vie est volonté, volonté de puissance. Non pas volonté de la puissance (du pouvoir) mais plutôt puissance de la volonté qui cherche une résistance à surmonter et veut son propre accroissement. Non pas LA volonté, mais un complexe relationnel d’instincts (au sens nietzschéen, les instincts ne sont pas des tendances figées mais des pulsions et des affects, culturellement malléables) chaque fois différent chez l’esclave, le prêtre, le bourgeois, le guerrier ou l’artiste. « Il n’y a point de volonté: il y a des projets de volonté qui constamment augmentent ou perdent leur puissance. » (Fragments posthumes). La volonté est toujours l’expression d’une force particulière qui l’emporte momentanément sur les autres dans un jeu de forces multiples. « Dans tout vouloir il s’agit de commander et d’obéir à l’intérieur d’une structure collective complexe, faite d’âmes multiples… » (Par delà le bien et le mal §19) on pourrait presque dire : « faite de corps multiples », car « l’âme n’est qu’un mot désignant une parcelle du corps » (Zarathoustra p.45). Cette structure existe en chacun de nous – en effet, tu es toi-même à la fois celui qui commande et celui qui obéit. Elle existe de la même façon dans les sociétés entières, considérées comme des « formations de souveraineté ».

Il y a en chacun de nous un combat entre quatre types de forces: les forces actives et les forces réactives, les évaluations qui disent oui (à la vie) et d’autres qui disent non (à la vie). Or ce qui domine depuis le christianisme, c’est le nihilisme, les forces réactives et négatrices propres à la « morale des esclaves », à l’idéal ascétique des prêtres, ou à son corollaire moderne, le goût du néant – car « l’homme préfère encore avoir la volonté du néant que de ne point vouloir du tout... » (Généalogie de la morale, fin). La décadence n’est pas le fait d’un trop peu de morale, mais d’un trop de morale, lorsque « n’importe que pauvre quidam de moraliste viendrait nous dire: “non! L’homme devrait être autrement” » (Le crépuscule des idoles, p.38).

Il faut une grande déperdition d’énergie dans les multitudes humaines pour produire l’être d’exception, marqué par une surabondance qu’il dilapide somptueusement : l’esprit libre est cruel avec les autres et avec soi, il est le plus égoïste, il est en même temps le plus généreux, il est celui qui donne sans attente de retour. Deviens qui tu es s’adresse à ces hommes supérieurs, les hommes « forts » (fragiles par leur rareté) qu’il faut protéger du ressentiment des « faibles » (forts par leur nombre) pour leur permettre d’épanouir leur combinaison d’instincts. Ce qu’a en vue Nietzsche n’est pas la fabrication d’un être qui veut dominer le monde en disant : « Tout pour moi » (Zarathoustra, p100), au contraire, il a en vue, « celui dont l’âme se prodigue, qui ne veut gratitude et point ne rend, car toujours il prodigue et ne se veut garder » (Zarathoustra, p25). Celui qui restitue sans compter, dans des œuvres et des actes héroïques, l’immense accumulation d’énergie qui l’a rendu possible.

L’Eternel retour et la fatalité du présent

Mais voilà, il y a l’illumination de Nietzsche, un soir de 1881, lors d’une halte sous un rocher, au bord du lac de Silvaplana : la révélation de « l’Eternel retour », en lien avec l’idée de « surhomme » et avec celle de la « mort de Dieu », révélation que Nietzsche expose dans Le Gai savoir § 341. Le temps est infini, mais le monde, et avec lui la somme totale de volonté, est fini. Dans l’immensité des temps, l’exacte combinaison actuelle des éléments de notre monde reviendra un jour : « cette araignée-là également, et ce clair de lune entre les arbres, et cet instant-ci et moi-même ». Ainsi le monde se déroulera à nouveau exactement comme il se déroule au moment précis où tu lis ce mot, et cela s’est déjà produit et se reproduira un nombre incalculable de fois. C’est l’éternité nietzschéenne, l’éternité du Retour qui unit l’être et le devenir. Quel bénéfice tirer de cette « pensée abysmale » ? Vouloir d’autant plus ce que tu vis, puisque tu le vivras éternellement à nouveau ? Or, tout revient, le médiocre comme l’exceptionnel, et cela même fait hésiter Nietzsche dans sa démarche. Ou encore: vis intensément ce moment présent, oublie le passé, écarte l’avenir, ne soit pas distrait par les occupations que tu t’es fixées, accueille la nouveauté propre de ce instant, la présence même de ce présent, sa présentation et non sa représentation. Ce qui a valeur n’est pas la fin que tu poursuis mais le processus lui-même. La répétition signifie que tout évènement qui se produit n’a d’autre but que lui-même : c’est l’« innocence du devenir », délivrée de tout ressentiment.

Voilà ce que signifierait « deviens ce que tu es »: tu es cet instant présent dans sa fulguration, deviens-le pleinement, désire-le jusqu’à l’extase. Or, ce plus d’intensité, ce « vouloir devenir pleinement ce que tu es », à savoir ce moment présent – qui apparaît pour disparaître aussitôt et faire place au suivant – est déjà revenu et reviendra encore éternellement parfaitement identique dans une répétition sans différence. Du coup : « je ne veux pas devenir autre que je suis » et « ma formule pour ce qu’il y a de grand dans l’homme est amor fati : ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans les siècles des siècles » (Ecce homo Pourquoi je suis si avisé §9 et 10).

A quoi bon l’injonction du « deviens qui tu es » alors ? Elle te demande d’adhérer à chacun de ces instants pour en accroître l’intensité, dans une sorte de saut sur place pour y ajouter une émotion supplémentaire ? C’est illusoire, puisque ce supplément même est inscrit dans cet instant qui se répète identiquement. L’Eternel retour est un concept logiquement vide puisque les différents cycles d’univers sont indiscernables. De plus la notion même d’enchaînement rend l’idée d’un pur instant illusoire : tous les moments sont solidement articulés les uns aux autres. Un pur présent n’existe pas, il y a toujours mémoire et anticipation, il y a toujours représentation.

L’homme est un pont

Or Nietzsche se situe du côté du devenir, plus encore que de l’être-présent. L’homme, dans ce qu’il y a de meilleur, dans l’être rare qui prépare la venue du « surhomme », est celui qui se projette vers l’avenir. « L’homme est une corde, entre bête et surhomme tendus – une corde sur un abîme (…) Ce qui chez l’homme est grand, c’est d’être un pont et de n’être pas un but: ce que chez l’homme on peut aimer, c’est qu’il est un passage et un déclin, le déclin de l’homme pour que vive le surhomme » (Zarathoustra, p24). Et encore: « Plus haut que l’amour du prochain, se trouve l’amour du lointain et du futur » (id. p.82.) D’ailleurs, Nietzsche proclame son oeuvre inactuelle : « c’est l’après-demain qui m’appartient. Certains naissent posthumes » (L’Antéchrist, Avant-propos).

Deviens ce que tu es, c’est-à-dire un devenir. Deviens ce que tu deviens. Deviens ce que tu n’es pas (encore), passe outre à l’homme pour permettre la venue du surhomme, surpasse-toi vers autre chose : « Si cette pensée exerçait sur toi son empire, elle te transformerait, faisant de toi, tel que tu es, un autre » dit Nietzsche dans ce même §341 du Gai Savoir où il énonce pour la première fois l’idée de l’Eternel retour.

L’impératif nous invite à saisir cette capacité, à la réaliser effectivement, en luttant contre les obstacles, explorant les méandres de sa psycho-somatique propre, au risque d’un effort fait de souffrances – d’une jouissance dans la souffrance : c’était le lot de Nietzsche lui-même, poursuivi par la maladie mais s’élevant aux hauteurs aériennes ou s’est retiré Zarathoustra. Cela s’appelle la « Grande santé », propre de l’homme d’exception, même s’il est « malade ». Une Grande santé compatible avec l’ascétisme actif d’une diététique rigoureuse, par exemple.

Cet homme à venir dépend des conditions d’une « Grande politique », d’une nouvelle éducation que Nietzsche appelle de ses voeux : l’homme fort est faible, nous dit-il, menacé par la médiocrité et le ressentiment de la multitude dont le nombre fait le pouvoir dominant. Deviens ce que tu es, faisant vivre la multiplicité de forces qui est en toi, va avec un devenir de la civilisation, avec la mise en culture d’une « surhumanité » dans cette économie des instincts qui conjoint la rareté, l’accumulation et la dilapidation.

Devenir-instinctif

Dans le vieux dilemme métaphysique qui oppose libre-arbitre et déterminisme (ou « nécessité »), la maxime nietzschéenne se place du côté du deuxième terme, dans la ligne du stoïcisme et de Spinoza: être libre c’est adhérer à ce qui nous arrive. Le libre-arbitre est une invention de la morale chrétienne qui veut nous rendre responsable de nos actes, qui instille en nous mauvaise conscience et culpabilité, voulant satisfaire « l’instinct qui veut punir et juger ». Au contraire, « On est nécessité, on est un fragment de fatalité, on relève du Tout, on est dans le Tout » (Crépuscule des idoles p.51). Amor fati, dit Nietzsche, et même Ego fatum, je suis le destin.

On trouve pourtant chez Nietzsche, des formules qui semblent aller dans un sens différent, comme dans Le Gai Savoir § 335 : « Laissons ce bavardage (…) à ceux qui jamais ne deviennent eux-mêmes le présent, – donc au plus grand nombre ! Quant à nous autres, nous voulons devenir ce que nous sommes – les nouveaux, les uniques, les incomparables, ceux-qui-se-font eux-mêmes la loi, ceux-qui-se-créent-eux-mêmes ! » mais il rabat aussitôt cette auto-création sur l’adhésion à la nécessité: « Et, dans ce but, il nous faut devenir les meilleurs disciples, les meilleurs inventeurs de tout ce qui est conforme à la loi et à la nécessité dans le monde : il nous faut être des physiciens pour pouvoir être dans ce sens-là des créateurs », des physiciens, ou encore des physiologues et des psychologues. En effet nos choix avoués, nos actes de courage ou nos lâchetés, nos pensées et nos idéaux sont des effets et non des causes premières. Ils expriment la puissance ou l’anémie de notre volonté, la multiplicité de forces qui s’agitent en nous et dont l’une à un moment donné vient en plein jour et s’exprime dans notre conscience.

Nietzsche réfute le Cogito : on ne peut dire « je pense », tout juste « ça pense » et même « il y a déjà trop dans ce “ça pense” : ce “ça” renferme déjà une interprétation du processus et ne fait pas partie du processus lui-même » (Par delà le bien et le mal § 17). On peut juste dire : « il y a des pensées » (La Volonté de puissance §260). D’ailleurs: « une pensée vient quand elle veut, et non quand “je veux” ». Le « je », le « tu », le « quelque chose », ne sont que des « habitudes grammaticales », l’erreur d’une fausse causalité, une illusion de substance.

La maxime prend alors une curieuse tournure : elle décrit un processus de volonté qui n’est en rien tributaire de la volonté consciente d’elle-même. Deviens ce que tu es, c’est accueillir cette volonté qui t’anime et qui te rend capable de triompher de ce qui essaye de la faire rentrer dans le rang. C’est la laisser devenir ce qu’elle est, dans son surgissement spontané, dans l’innocence de son « oui » créateur.

Dans le § du 354 du Gai Savoir, Nietzsche examine le « devenir conscient ». Il constate qu’on peut sentir, vouloir, agir et même penser sans l’intervention de la conscience : la vie pourrait se passer d’être réfléchie. L’homme, comme tout animal, « pense » sans cesse mais une infime partie devient consciente. Pourquoi donc alors la conscience ? C’est qu’elle répond au « besoin de communiquer », elle est indissociable du langage et du coup elle représente la partie « la plus superficielle » de la pensée, celle qui procède par signes et donc par généralisation, manquant la réalité. Elle répond à la « nature grégaire » de l’homme. Ainsi Nietzsche valorise un devenir-instinctif plutôt qu’un devenir-conscient.

Les créateurs

A l’intelligence, il oppose donc les instincts, il proclame la supériorité de l’homme d’exception sur les masses, il méprise le devenir-commun au profit du devenir-séparé d’une nouvelle aristocratie. Nietzsche a en vue des créateurs de culture : les penseurs, les bâtisseurs, les artistes – les musiciens surtout – qui donnent une forme à la matière chaotique qu’ils trouvent eu eux. La tragédie antique avait réussi le mariage de l’intelligence (Apollon) et des forces obscures de la vie (Dionysos), de la mesure et de la démesure, expression d’une acceptation du destin tragique, où le sujet se fond dans le courant de la vie. Nietzsche, en appelle, dans l’Europe de son époque, à un nouveau miracle culturel, à une nouvelle esthétisation de l’existence, à une « spiritualisation » des forces pulsionnelles, à l’opposé de l’Esprit des théologiens.

Seule l’esthétique sauve du désespoir et donne sens à la vie. Ni art à message (réalisme), ni art pour l’art (formalisme), le grand art choisit ce qui porte la vie à son maximum. Il est le moment de la connaissance du tragique de l’existence, le moment où le tumulte des instincts est mis en forme pour produire de nouvelles évaluations accessibles seulement à une élite. Le grand artiste change la perception du monde, inaugurant une nouvelle visibilité, de nouvelles émotions (comme par exemple, la peinture, avec l’impressionnisme et au-delà, a changé la façon de regarder le monde).

Tout ce que Nietzsche dit, souvent d’assez terrifiant, sur les rapports de domination au sein d’un peuple ou entre peuples, a pour noyau essentiel un rapport de domination sur soi qui est le fond de sa réévaluation morale. Tu es à toi-même une multiplicité sociale, deviens ce que tu es, deviens ce que ta volonté dominante veut en toi. Et par rapport aux autres, déclenche une guerre « comme il n’y en jamais eu sur terre », mais c’est une « guerre des esprits » (Ecce homo, Pourquoi je suis un destin §1), en vue d’un plus-de-vie, par delà le bien et le mal qui sont des évaluations étriquées.

Pas de finalité de l’existence humaine ni de l’histoire des hommes, pas d’« appel de l’être » : il n’y a qu’un devenir où surgissent, ici ou là, des êtres d’exception. Cette exceptionnalité est un coup heureux, elle ne signifie pas un but de l’histoire, car il n’y a pas de sens totalisant: « Le degré de la force de la volonté se mesure au degré jusqu’où l’on peut se dispenser du sens dans les choses, jusqu’où l’on supporte de vivre dans un monde dépourvu de sens: parce que l’on organise soi-même un petit fragment de celui-ci. » (Fragments posthumes, XIII,9). Deviens celui que tu es convoque ainsi une singularité locale destinée à l’éternelle répétition.

La haine du commun

Nietzsche a été récupéré à contre-sens par le nazisme : dans sa maturité en tout cas, il a toujours dénoncé le militarisme et singulièrement le militarisme allemand ainsi que l’antisémitisme, cette « escroquerie raciale ». Le surhomme (Ubermensch) de Nietzsche n’est ni un « superman », ni un dictateur – il est celui qui, après que les anciennes évaluations aient été réfutées, produit de nouvelles évaluations, et s’il est un guerrier, c’est celui d’un combat pour la pensée et pour l’art.

Impossible pourtant de gommer la dimension profondément réactionnaire de la philosophie de Nietzsche, en un sens politique qu’il récuserait car elle le ferait apparaître, par un retour de boomerang, comme l’homme réactif et non pas actif, celui qui dit non et non pas oui au désir de liberté des opprimés. Un homme du ressentiment ! Nietzsche répondrait qu’il est seulement « le denier des nihilistes », celui qui nie ceux qui nient la vie. Mais la révolte des prolétaires n’est-elle pas le contraire d’une négation de la vie ?

Nietzsche, en effet, est un ennemi forcené de l’égalité, de l’idée de progrès et des « droits de l’homme » propres aux Lumières. Il a la haine des révolutions populacières, destructrices, selon lui, de la culture : « Rien n’est plus terrifiant qu’une classe barbare d’esclaves qui a appris à considérer son existence comme une injustice, et qui s’apprête à en tirer vengeance non seulement pour elle, mais pour toutes les générations » (Naissance de la tragédie, 1872) dit-il, à propos de la Commune de Paris. La perspective optimiste d’une transformation de l’humanité et l’affirmation de la  dignité de l’homme est illusoire, elle conduit à ces catastrophes que sont, selon Nietzsche, les révoltes populaires. La vision tragique et cruelle de l’existence, comprise autrefois par les Grecs, est indépassable.

Nietzsche défend, en effet, avec constance l’idée que les hommes d’exception ne peuvent surgir qu’appuyés à des foules d’esclaves – un terme qui n’a pas qu’une valeur métaphorique : « Pour que l’art puisse se développer sur un terrain fertile, vaste et profond, l’immense majorité doit être soumise à l’esclavage et à une vie de contrainte au service de la minorité », pourvoyant aux besoins du petit nombre par son « surtravail » (L’Etat chez les Grecs) : le miracle de la culture dans la cité grecque a eu pour condition l’esclavage. Et Nietzsche rêve d’un nouveau miracle, d’une caste à venir qui est son projet toujours réaffirmé: « Car je touche déjà à mon affaire sérieuse, au “problème européen” tel que je le comprends, à l’élevage d’une caste nouvelle dirigeant l’Europe. » (Par delà le bien et le mal §251). Celle-ci aura sa propre morale, « la morale des maîtres », inversion de « la morale des esclaves ».

Il faut débrouiller une incohérence : cette foule d’« esclaves » que Nietzsche méprise est par ailleurs décrite comme celle qui a pris le pouvoir dans les sociétés « démocratiques » de son temps. Sa grille de lecture n’est pas celle de Marx. Nietzsche englobe dans le même rejet les bourgeois, ces philistins à l’esprit étroit, cette classe qui a pris le pouvoir économique et politique, et les prolétaires, ces masses de travailleurs soumis et incultes.

Le mépris de la multitude qui est le propre de Nietzsche se situe à l’extrême opposé du projet d’un devenir-commun que je me propose d’esquisser par ailleurs : « Et comment pourrait-il y avoir un “bien commun” ? Le mot renferme une contradiction. Ce qui peut être mis en commun n’a jamais que peu de valeur » (Par delà le bien et le mal §43.)

Conclusion. Nietzsche et Marx

Deviens celui que tu es : Nietzsche interprète la maxime comme un « devenir-soi », comme l’accomplissement des forces d’affirmation de la vie, les prodiguant sans compter. Il la comprend également comme un « devenir-intense » qui est l’adhésion tragique et joyeuse au présent, celui-là même qui est inscrit dans la répétition de l’Eternel retour. Elle signifie aussi un « devenir-autre », un devenir-en-avant-de-l’homme, celui d’un esprit libre qui a vaincu le nihilisme de l’homme trop humain. Entre super-conscience critique et affirmation des forces infra-conscientes entre lesquelles il oscille, Nietzsche rêve d’oeuvres à venir, rassemblant, comme l’avait fait la tragédie antique, les deux pôles du rêve apollinien et de l’ivresse dionysiaque.

Nietzsche est un moment pivot pour la pensée philosophique après Kant et Hegel, le moment d’un Grand retournement, bousculant toutes les positions installées, insufflant son souffle provocateur dans toutes les directions, démystifiant à tour de bras les idées reçues. « Ecole du soupçon » après Marx et avant Freud, il est l’anti-Marx par excellence, l’ennemi du commun, l’ennemi du communisme. Pour conjoindre un devenir-soi et un devenir-commun, il faudra se situer contre l’aristocratisme de Nietzsche – et après le communisme de Marx – tout en étant passé par eux.

Références
Les indications de pages renvoient à l’édition Folio / Essais, 1991 d’Ainsi parlait Zarathoustra et à l’édition Hatier, 2001 du Crépuscule des idoles.
Lien:  L’état chez les Grecs (1872)
Sur Nietzsche « rebelle aristocrate » et politique de bout en bout, voir Domenico Losurdo : Nietzsche philosophe réactionnaire : Pour une biographie politique, Éditions Delga,‎ 2008

Une réflexion sur « Nietzsche. Deviens qui tu es »

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