Ubuntu, « je suis parce que nous sommes » (expression bantoue)
Kofi Yamgnane est un franco-togolais – aussi bien, togolais-français – né en 1945 en pays bassar. Il a fait ses études supérieures à Brest puis à Nancy (école des mines) et il est devenu ingénieur de la DDE de Quimper. Il est ensuite projeté, de façon inattendue, dans un destin politique : maire de Saint-Coulitz (1989-2001), Secrétaire d’État à l’intégration (1991-1993) sous Mitterrand, député (1997-2002).
Homme politique donc, et aussi intarissable conteur. Il relate une partie de son enfance sous l’oppression coloniale, et surtout son aventure de maire de Saint-Coulitz puis de ministre, et les réactions d’insoutenable haine raciste mais aussi de gratitude que son parcours à suscitées, dans un livre à paraître le 19 mars, Mémoire d’Outre-Haine, aux éditions Locus Solus de Châteaulin.
L’entretien qui suit se contente de graviter autour de ce texte souvent bouleversant et toujours lucide, en reprenant quelques questions sur la rencontre des cultures qui sont, plus que jamais, d’actualité.
ENTRETIEN
Quelle est ton intention en publiant ce nouveau livre ?
KOFI YAMGNANE. D’abord, témoigner sur le racisme que j’ai subi et qui existe en France. Mon souhait aurait été que ceux qui m’ont écrit pour m’injurier puissent lire cette réponse, que ça les fasse réfléchir et que ça puisse contribuer à améliorer notre vie en société. Mais comme je pense qu’ils ne la liront pas, je compte sur les autres pour dire, voilà il y a quelque chose qui a été écrit là, il faut le lire, c’est important.
Du pays bassar au pays breton
Pour commencer, la question « qu’il ne faut pas poser » pour ne pas « assigner à identité », mais à laquelle tu vas répondre, de bonne grâce, j’en suis sûr, « d’où viens-tu », toi, l’adopté breton ?
De bonne grâce, oui. Je suis né en 1945, en pays bassar, dans un village de deux cents habitants qui s’appelle Bangéli (Bandjéli). Mon quartier de naissance se nomme Bikoulkpambé, ce qui veut dire le quartier des chasseurs d’éléphants. C’est à 40 km de la ville de Bassar, et à 450 km de la capitale du Togo, Lomé, située au bord de la mer, tout au Sud.
J’étais le dernier. Ma mère pensait, quand elle était enceinte de moi, : « j’ai eu deux garçons, Dieu ne peut pas me faire ça, il va me donner une fille. » Patatras, troisième garçon
A Bangéli, j’habitais une case en pisé, mélange de glaise et de paille : on fait des boules entre les mains et on les pose les unes sur les autres jusqu’à atteindre la hauteur voulue, et on couvre d’un toit en chaume. C’était quand même un habitat précaire – c’est maintenant que je peux y mettre ces mots – car lors d’une tornade, j’ai vu le toit de la case de la voisine s’envoler, et j’ai toujours craint ça. Encore aujourd’hui, ici, quand la tempête bretonne se déchaîne, une appréhension me saisit.
Mon père était métallurgiste, il allait ramasser des morceaux de roche sur les collines, des minerais, à ciel ouvert. Il avait construit un « bas fourneau » en pisé, de trois mètres de haut. Il y mettait du charbon de bois et du minerai par couches successives jusqu’à la gueule du fourneau. En bas deux trous, un pour la ventilation et un pour mettre le feu. Il chapeautait le tout et ça brûlait trois jours. A la fin, la gueuse tombait. Il échangeait ce bloc de métal contre des outils – coupes-coupes, haches, dabas pour travailler le sol, flèches et lances pour la chasse – à la tribu voisine, celle des Kabyés, une tribu de forgerons.
Quand mon père n’était pas en train de métallurgiser, il allait au champ, entretenir la terre, mais c’est ma mère qui semait et récoltait, c’est le rôle dédié à la femme, celle qui donne la vie – mil, sorgho, igname, patate douce, haricots. C’est ma mère qui cuisinait. Elle avait la corvée de bois de chauffe et la corvée d’eau. L’eau se trouvait à 5 km de là, au marigot. Elle portait donc un canari sur la tête, une gourde qui faisait 20 litres, et plusieurs tournées par jour, pour avoir de l’eau pour tous les usages.
Je ne suis pas devenu paysan comme mes deux frères, mais j’ai commencé des études à l’école de Bassar et, quand je rentrais en vacances, j’aidais ma mère à faire ces corvées de bois et d’eau, ce qui autorisait mes copains du même âge à m’appeler une femmelette.
Aujourd’hui, tu es en Bretagne un Africain parmi beaucoup de Blancs. En pays bassar, le Blanc n’était-il pas, à l’inverse, une rareté ?
On ne voyait pas beaucoup de Blancs à part le commandant du Cercle avec toute sa garde, une ou deux fois par mois. Il représentait le gouvernement de la République et il avait littéralement le droit de vie et de mort sur tous ses sujets, il suffisait qu’il dise à sa garde : « lui, je veux plus le voir », ça voulait dire liquidez-le. C’était comme ça.
Et puis est venu le père Dauphin, je le raconte dans mon livre. Il a convaincu mes parents de m’envoyer dans son école. C’est donc dans la ville de Bassar que j’ai commencé mes études, à la Mission catholique.
Et maintenant, l’écart est grand, entre le Kofi d’alors et celui d’aujourd’hui qui a vécu plus de trente ans à Saint-Coulitz, un village de deux cents âmes entre Quimper et Brest, et qui a épousé une Blanche. Mon grand-père maternel, avait dit, il y a bien longtemps et non sans raison : « jamais de Blanc dans ma famille », donc je lui ai demandé la « permission », j’ai demandé à ma mère de faire le sacrifice qu’il faut car « ce n’est pas que je lui désobéis, c’est que la vie a changé, le monde est devenu plus petit, et Blanc ou Noir on est tous pareil. »
De quoi Blanc et Noir sont-ils le nom ?
« On est tous pareils », mais pourtant on vient de parler de Blancs et de Noirs. Ne faut-il pas abandonner ces dénominations racisées, construites au cours de la colonisation ?
Physiquement, on distingue des hommes dont la peau est soit plus sombre soit plus claire, mais pour le reste on a tous une intelligence et une culture. Je ne me lève pas le matin en me disant : « ma femme est blanche », tout comme elle : « mon mari est noir », ou quand on a une épouse qui est blonde : « ma femme est blonde », etc.
Si nous voulons construire un monde meilleur, en tout cas plus paisible, il faut dépasser ces notions. Bien sûr, Senghor, Césaire, Glissant, et Paulette Nardal aussi, ont revendiqué la négritude. Mais ils répondaient par là à une question qui leur était posée en ces termes par les Blancs. Le problème des nègres ce n’est pas un problème de nègres, c’est un problème de Blanc.
Pour rétorquer à cette sempiternelle répétition de la race, ils ont dit : voilà, on va bâtir notre identité en la décrivant comme la « négritude », qui rassemble les notions d’identité, de culture, d’humanité, même si chez les Blancs, personne, à cette époque n’avait parlé de « blanchitude », parce qu’être Blanc, c’est naturel, ça va de soi…
La négritude de Senghor, c’est une réplique au mépris du Blanc pour le Noir, pour dire : nous sommes là, nous existons, nous avons une civilisation et une histoire, on rassemble tout ça dans ce concept. Mais finalement, il faudrait sans doute escamoter ces concepts de Blanc et Noir, et juste dire qu’on est Africain, Européen, Américain ou Asiatique.
Mais les Africains entre eux ne s’appellent pas Africains…
En effet, on ne dit pas Africain, on ne dit pas Togolais, ce sont des mots de Blancs. En Afrique, on appartient à une ethnie. Quand on parle de moi au Togo, même dans la presse écrite, on dit : le Bassar Kofi Yamgnane qui est devenu ministre chez les Blancs. Même si on a fini par faire des passeports Togolais, on est d’abord Ewe, Kabyé ou Bassar, avant d’appartenir à une nation qui n’existe d’ailleurs pas pour l’instant. La Nation comme communauté de biens et de destin, ça n’existe pas en Afrique. L’Afrique, c’est toujours plutôt arc-en-ciel, comme disait Mandela.
Intermède n° 1. 1994. Une petite histoire dans la grande, Kofi, Mitterrand et Mandela (audio 1 :30)
La promesse de l’universel
Comment articuler l’universel de l’humanité, la particularité de l’ethnie et la singularité de chaque individu ?
L’universel humain, c’est ce qu’on a de commun, qui sublime les individus. Si les animaux savaient parler, ils nous qualifieraient comme ça : des humains. Des extraterrestres feraient de même, qu’on soit noir, blanc ou jaune.
Un jour qu’on débattait de l’histoire, je disais à Mitterrand que c’est le groupe qui fait l’histoire et non pas l’individu. Il m’avait répondu : d’accord, mais les idées ? Est-ce que vous avez déjà vu une idée traverser la rue d’un trottoir à l’autre sans être portée par un individu ? En effet, mais l’individu ne doit pas penser qu’il pourrait se substituer à l’universel, il en est juste le porteur.
Que réponds-tu à ceux qui disent que l’universel, c’est un abstrait, fabriqué par l’homme occidental blanc qui transpose sa culture et cherche à l’imposer aux autres au détriment de leur propre culture ?
Ça, c’est une inférence trompeuse. L’universalité n’est pas une fabrication de l’homme blanc, elle existe en tant que telle. Quand on se l’accapare en disant : l’universel, c’est moi, et donc c’est moi qui porte la civilisation à tous les autres, alors on le biaise. L’universel est quelque chose à construire, c’est un projet continu, on ne peut pas dire « je l’ai atteint. » Bien sûr on part de sa « négritude » ou de sa « blanchitude », chacun porte sa part et il faut que les deux se conjuguent pour construire l’universel qui les transcende.
Joignant violence physique et violence symbolique, les colonisateurs sont loin d’avoir adopté les coutumes des pays qu’ils ont dominés, pourquoi les « migrants » qui viennent chez nous sans volonté de domination devraient-ils se vider complètement de leurs usages pour se remplir de celles du pays hôte ?
Pour bien vivre ensemble, quand on arrive chez quelqu’un, il faut le respecter tel qu’il est, sa culture, sa langue, ses lois, et on essaye en même temps d’apporter ce qu’on est profondément soi-même et qui pourrait venir ajouter quelque chose à ce qu’est la France.
Je donne l’exemple des vieux. Moi, je dis « vieux », c’est un terme très respectueux en Afrique, mais ici on a inventé à la place des tas de mots : 3ème âge, senior, personne âgée. C’est insupportable que la République, une et indivisible, puisse comme ça dire à un vieux qui est à la retraite : on te paye ta pension et puis tu regardes faire les autres. Même pour la société, c’est se priver de l’expérience de ceux qui ont vécu une vie professionnelle pleine, une vie sociale pleine, et qui ont beaucoup à faire passer dans la société qui se construit. C’est pour ça que j’ai créé le « Conseil des sages » à Saint-Coulitz comme je le raconte dans mon livre, et j’y ai ajouté un « Conseil des jeunes » !
Ça n’a pas été simple, parce que, les vieux de Saint-Coulitz, la première fois que je leur ai annoncé ça, ils m’ont dit : non mais, Kofi, t’es fou, nous, notre vie est passée, toi tu as fait des grandes études, on t’a élu pour ça, tu n’as qu’à faire – mais non, tout seul je ne sais pas faire, personne ne m’a appris comment il faut aborder les gens, comment il faut comprendre les liens entre les hameaux ici, j’ai besoin d’utiliser votre compétence. Et puis un jour, j’ai vu le plus âgé du Conseil des sages à la télé, qui disait : la première fois que Kofi m’a dit ça, je ne comprenais même pas ce qu’il voulait dire, mais aujourd’hui, j’ai compris. Alors j’ai dit à mon épouse : c’est gagné.
La part des choses
Entre la part de ce qu’on peut conserver et la part de ce dont il faut faire le deuil, comment tracer la frontière ? N’y a-t-il pas une souffrance dans ce processus ?
Je ne suis pas pour l’assimilation, je ne suis pas pour le communautarisme, je suis pour l’intégration. Je me mêle à la société française, j’en deviens un membre ordinaire et j’apporte ce que je peux pour améliorer le vivre ensemble. Il y a des choses que je dois abandonner, tout comme la société d’accueil doit aussi abandonner quelque chose.
Ce n’est pas un abandon abrupt, ce sont de longues transitions. Finalement on se dit c’est très bien ainsi, on ne peut pas continuer à être assis sur son quant à soi et dire moi je suis Togolais, je vais continuer comme ça. Chez moi on est polygame : mes oncles oui, mon père non, parce que ma mère n’a jamais voulu, et comme ma mère c’était une forte personnalité, mon père s’est conformé.
Ce que j’ai le plus regretté c’’est d’avoir manqué l’initiation. La toute première initiation démarre à dix ans, mais à cet âge, j’étais à l’école, loin de mon village, et donc je ne pouvais pas faire cet apprentissage avec ma classe d’âge. L’initiation, je ne sais donc pas ce que c’est, ça se vit, ça ne se raconte pas, mes deux frères et mon père n’ont jamais levé le secret. Je vois une conséquence très nette, c’est que, quand je rentre chez moi à Bangéli, ou même quand je suis ici, je ne peux pas appeler les ancêtres, ce que tous au village savent faire, même quand je sens que j’ai besoin d’eux, je ne peux pas le faire parce que je ne sais pas comment on procède. Je ne peux pas leur dire : je ne me trouve pas bien ici parce que ceci ou cela, je vous demande de me venir en aide.
Je n’ai qu’un lien, un seul avec mes ancêtres, c’est mon bracelet, que mon père m’a remis, le jour où j’ai quitté Bangéli pour aller prendre l’avion pour la France. C’est un bracelet en bronze, qui est passé d’aîné en aîné à travers toute la lignée Yamgnane, depuis un temps immémorial. Cette transmission n’a été rompue qu’avec moi, parce que je suis le benjamin. Le jour de mon départ, mon oncle paternel, l’aîné de tous, nous a réunis et a dit à mon père : le bracelet, tu le remets à ton fils, et il a ajouté à l’adresse de mes frères : vous, vous allez rester là, ne pensez pas que je vous enlève votre héritage, mais votre petit frère part dans une contrée, on ne sait même pas où ça se trouve, on ne sait pas ce qu’il va rencontrer là-bas, la vie va être dure pour lui et le jour où la vie sera dure, il va toucher ce bracelet et cela va le réconforter. Je lui remets ce bracelet pour que jamais il n’oublie Bangéli et la famille Yamgnane.
Je ne quitte jamais ce bracelet, même pour une radio ou un scanner. C’est mon seul lien avec les miens. Il m’est arrivé vraiment d’être très mal : mais qu’est-ce que tu fous ici, qu’est-ce que tu fous là, où sont les tiens, et le bracelet était là.
Généralement je me raccroche ensuite à l’école, je me dis, eh bien Kofi, ton initiation, c’est l’école, tu n’as qu’à te dire ça et puis basta, on n’en parle plus. « L’école républicaine » m’a tellement apporté. Moi, je sors d’une ethnie où les gens croient encore aujourd’hui que la terre est plate et que le centre, c’est Bangéli. C‘est très étrange pour moi, alors que l’école a mis à mes pieds tout ce qu’il faut pour comprendre le monde et comprendre des cultures multiples.
La Terre et le Soleil
Si tu dis que la Terre n’est pas plate et qu’elle tourne autour du Soleil à un habitant de Bangéli, quelle est sa réaction ?
Lorsqu’en 1967 Armstrong est allé sur la lune, je rentre chez moi en vacances d’été et je dis à mon oncle paternel, qui avait remplacé mon père décédé : il faut que je te raconte une histoire, j’ai appris ça à l’école, le Soleil ne bouge pas, c’est la Terre qui tourne autour du soleil et en plus elle tourne autour d’elle-même, je prends une orange et je simule le truc. Il me répond : et on n’a pas le vertige ? Je lui dis non. – Et on tient toujours debout, y’a pas la tête qui passe en bas des fois ? – Non, non, c’est comme ça. – Mon fils, ce que tu me dis là, tu me le dis à moi, parce que je suis ton père, mais ne le raconte pas à l’extérieur, on te prendrait pour un fou. Je ne l’ai jamais raconté, en me disant : ils vont bien finir par le savoir, Tant et si bien que, entre mon village et moi, l’écart était abyssal.
J’ai passé le baccalauréat en 1964, le bachelier Yamgnane suivant date de 1995, 31 ans après. Et il y a toujours des parents qui, disent : ça sert à rien que t’ailles à l’école, tu veux faire comme Kofi, mais tu ne feras jamais mieux que lui, viens plutôt aux champs nous aider à cultiver. Maintenant, ça commence à changer: il y a une pauvre école à Bangéli, à l’initiative des habitants.
Pour nous, qui venons de l’extérieur, c’est impossible de comprendre ?
Il y a des journalistes qui signent un article et se proclament spécialiste de l’Afrique, alors qu’ils ont passé trois semaines à Abidjan. Un jour, j’ai dit ça à un journaliste : moi, tu vois, ça fait 45 ans que je vis ici (aujourd’hui ça fait 57 ans), mais je ne suis pas spécialiste de Saint-Coulitz, ni du Finistère ou de la Bretagne, si un jour je te déclarais que je suis spécialiste de l’Europe, qu’est-ce que tu dirais ?
À La Réunion, après le décès d’un descendant d’esclave qui avait été l’historien de l’identité créole à l’Université de Saint-Denis, c’est une nantaise qui avait été sélectionnée pour prendre la suite, et cela avait suscité une polémique. Faut-il donc réserver l’histoire de la colonisation en Afrique, à des non-blancs ?
Bien sûr que non, il y a des historiens, des sociologues, des ethnologues blancs qui sont de vrais spécialistes de grandes zones de l’Afrique qu’ils connaissent parfaitement. Mais il faut laisser une place aux autres.
Plaidoyer pour une « histoire totale »
Si on revient à la situation des afrodescendants en France et à une problématique classique à l’approche des élections, l’identité nationale, qu’est-ce que tu en dirais ?
Je ne suis pas contre le concept d’identité à condition qu’on l’explicite. Quand Sarkozy a créé un Ministère de l’immigration et de l’identité nationale, je lui avais dit que je ne comprenais pas cette dénomination, parce que coller « immigration » et « identité nationale », ça voudrait dire qu’il y a une identité française en dehors de tous les apports des immigrés, de tous ces gens qui ont participé au développement de la France, en temps de paix comme en temps de guerre.
Définir l’identité nationale, c’est en quelque sorte la figer, or elle bouge sans cesse, il y a toujours des apports nouveaux, et dire, comme l’avait fait Sarkozy que « nos ancêtres sont les Gaulois », je ne sais pas si c’est de l’ignorance, de l’inculture ou de la provocation. On ne peut pas faire l’histoire de France en oubliant ce qui a fait ce pays, les Barbares, les guerres diverses et variées, l’esclavage, la colonisation, et puis les hommes et les femmes de science et les artistes d’origine étrangère, et même des hommes politiques. Quand on parle, comme Zemmour, de roman national, je veux bien, mais dans ce cas, il y a deux pages, l’envers et l’endroit, on ne peut pas choisir de dire ce qu’on pense être à la gloire de la France et ignorer ce qui ne l’est pas, ça ne décrit pas l’identité, il faut tout dire.
L’identité, c’est quelque chose qui se construit et qui est multiple.
Il faut raconter les victimes et les bourreaux ?
Victimes et bourreaux. Mais nous, les descendants, on ne peut pas considérer qu’on est des victimes de père en fils, et les bourreaux, on ne peut pas considérer qu’ils le sont de père en fils non plus. Le Français que je rencontre aujourd’hui, je ne peux pas l’accabler avec l’esclavage, la colonisation, il n’y est pour rien lui, il est juste un héritier involontaire, peut-être qu’à la place de son ancêtre, il n’aurait pas fait la même chose. En tout cas, on ne peut pas l’accuser de ça.
Qu’est-ce qu’on peut lui demander quand même ? Macron reconnaît les assassinats de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel durant la guerre d’Algérie et Alliot-Marie crie à la repentance. Même si on n’est pas responsable de ces crimes, qu’est-ce qu’on peut faire ?
Je crois qu’il faut partir de l’idée que nous sommes condamnés à vivre ensemble et pour cela, il faut que chacun apporte sa part de vérité, et on va tenter avec ça de construire quelque chose qui nous permette de vivre à égalité. Reconnaitre ce passé, ce n’est pas de la repentance, c’est juste écrire l’histoire telle qu’elle a eu lieu et ça nous aide si on veut vraiment vivre ensemble. C’est curieux, c’est toujours à droite et à l’extrême droite qu’on rejette la reconnaissance et qu’on dit : « pas de repentance », mais, au sujet de ce passé, on ne reproche rien à Alliot-Marie en personne.
Et qu’en est-il de la position des Indigènes de la République ?
Ce sont des séparatistes, ils veulent être Indigènes et rien d’autre et ne pas se mélanger aux autochtones, ça n’a pas de sens. Au final, ils raisonnent comme l’extrême-droite.
Moi, je peux comprendre que quand on arrive dans un pays qu’on ne connaît pas, on cherche à aller vers ce qu’on connaît. Pour ma part, j’étais baptisé, communié, j’avais été scout, et quand je suis arrivé ici, tout naturellement, je suis allé voir l’aumônier des étudiants. Rien de gênant là. Ce qui est gênant, c’est de construire une théorie politique pour dire : nous on est les « Indigènes », on veut vivre à part, et les « souchiens », qu’ils restent entre eux dans leur coin, on ne se mélange pas. Mais ça n’a pas plus de sens que de dire : sale nègre retourne chez toi.
La ministre de l’enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a dénoncé les études dites décoloniales à l’Université, accusées de mettre en cause l’homme occidental. A quoi d’autres répondent que ces études explorent des grilles de lecture nouvelles par rapport à la seule grille européanocentrée. Comment te situes-tu dans ce débat ?
Si on veut faire l’histoire de France, il faut que ce soit une histoire totale qui puisse être partagée par tous ses acteurs. La recherche universitaire française est de belle qualité, elle doit être indépendante de toutes les pressions. Le reste est misérablement politicien.
Privilège blanc et racisme d’Etat
A partir de quel moment t’es-tu senti « vraiment Français » ou bien as-tu toujours le sentiment de ne pas être « un Français tout-à-fait comme les autres » et de ressentir – dans l’espace public, dans le vie quotidienne – quelque chose que n’éprouve jamais un « Blanc » de la population majoritaire ?
Je me suis senti vraiment Français avant même d’avoir acquis la nationalité. Ma femme est française, mes deux enfants, nés en France d’une mère française, sont Français de droit, je ne me suis jamais senti, à partir du moment où mes enfants sont nés, autre que Français. Mais, quand j’ai reçu mon certificat de nationalité, on m’a demandé si je voulais changer de nom, le « traduire » en français, ça je n’ai pas voulu.
Quand tu es le seul Noir au milieu de Blancs, perçois-tu des regards et des attitudes particulières ?
Ça n’est plus comme ça maintenant pour moi, parce que je suis un personnage connu. Quand je vais dans un mariage, un baptême ou un enterrement, je suis en effet souvent le seul noir. Avant les gens regardaient avec étonnement, et maintenant ils disent : c’est Kofi. Il n’empêche qu’il y a quand même un regard qui n’est pas le même. Si tu avais été le seul blanc à Bangéli tu aurais ressenti ça de la même façon, mais ça ne me dérange pas, même s’il y a parfois de petites piques, j’ai dépassé ça depuis très longtemps,
Intermède 2. 2021. Clichés ordinaires et mille excuses (audio 2:30)
Certains utilisent l’expression « privilège blanc » pour nommer l’avantage d’être d’ascendance européenne plutôt que d’origine africaine ou maghrébine, ainsi Lilian Thuram déclare dans son livre La Pensée blanche « Pour ne pas avoir conscience qu’il y a un privilège blanc, il faut être blanc ». Adoptes-tu cette expression?
Quand on cherche un logement, un travail, il y a toujours de ça. À qualification égale, pour le même boulot, on prendra plus facilement le Blanc que le Noir, à situation sociale égale pour un logement, on prendra plutôt un « type européen » qu’un « type maghrébin », ce privilège-là existe bel et bien.
Peut-être que le terme est mal choisi. Ce n’est pas tant : il est privilégié parce qu’il est Blanc, c’est plutôt : il est discriminé parce qu’il est Noir. Les privilèges, en tout cas légalement, ça n’existe plus en France depuis la Révolution, mais les discriminations, ça existe bel et bien.
Un jour, je rentre de Nantes, j’ai une réunion importante à Châteaulin, je suis en retard, le Préfet est là, tout le monde m’attend. Je passe un radar mobile et plus loin au carrefour, un policier m’arrête, il se penche à ma vitre, puis s’éloigne et je l’entends dire : chef, gros gibier, c’est pour vous. Le chef arrive : « Monsieur le Ministre… – Non, non, écoutez, vous pouvez me verbaliser, je reviendrai pour ça, mais là vraiment je ne peux pas, il faut que je roule – Allez-y, allez-y. » Ça, c’est un privilège indu, à fronts renversés ! Toi, bien que Blanc, ça ne t’arrivera pas.
Il est entendu que les races n’existent pas, mais que le racisme existe : injures, discriminations, violences policières ciblées. Peut-on dire qu’en France le racisme est systémique ou que c’est un racisme d’individus ? Es-tu d’accord avec Pap N’Diaye quand il dit : « il y a du racisme dans l’Etat, il n’y a pas de racisme d’Etat » ?
Je pense en effet, qu’il n’y a pas de racisme d’Etat en France, qu’il n’y a pas de racisme institutionnel. Il y a des Français qui sont racistes, mais ce ne sont que des individus, et ça existe même, j’en parle dans mon livre, dans les syndicats, dans les partis politiques. Pourquoi n’en existerait-il pas aussi au sein de la police ? Ces individus-là, parce qu’ils sont malheureusement trop nombreux, peuvent faire penser que la France est raciste. Mais personne ne peut prouver que « la France est un pays raciste ». Il n’y a aucune loi en France qui permette aujourd’hui de le dire.
Intermède 3. 1989. L’adjudant de Saint-Coulitz : « Toi, t’es différent » (audio 2 :00). – Kofi : et en quoi je suis différent ?
Comment tu expliques, quand même, un certain nombre de réalités documentées, ce policier qui a dénoncé le traitement subi par des prévenus, pendant des années, dans les cellules de garde du Tribunal de Paris, ou bien ce journaliste qui s’est infiltré 6 mois dans un commissariat et qui décrit un milieu où c’est le groupe entier qui est gangrené par le racisme, sans que la hiérarchie n’intervienne ?
Ça, ce sont des clusters racistes, et le défaut d’intervention de l’Etat est dramatique. Que l’Etat ne sanctionne pas est désastreux, alors que la loi de la République considère le racisme non pas comme une opinion, mais comme un délit. Quand la République renonce au respect de ses lois, ça devient dangereux. On le voit aussi avec le sort scandaleux réservé aux migrants.
C’est le passé colonial de la France qui explique ça en grande partie. Le policier moyen pense : on est supérieur, on a toujours commandé les nègres, la preuve, on les a d’abord esclavagisés, puis colonisés. La guerre d’Algérie aussi est passée par là. Et pourtant on a fait la même guerre en Indochine, mais c’est pas du tout pareil, parce que les Indochinois ont battu les Français au combat, donc ils ont inspiré respect. Ils ont été plus forts que nous, ils nous ont virés, alors qu’en Algérie, c’est plus flou.
Et au Togo ?
Il n’y a pas eu de combat du tout et l’indépendance a été confisquée.
Réparation, restitution, reconnaissance
Tu as dit : il y a des Africains, des Européens – et tout simplement des humains – plutôt que des Noirs et des Blancs, mais on retombe quand même constamment sur les dénominations racisées, on est naturellement tenté de classer les gens en catégories et de se distinguer d’un « autre » ?
Oui, la réalité, c’est quand même ça, parce que quand tu fais la photographie d’un groupe de personnes, tu vois des Blancs et des Noirs. Mais il arrivera un moment où on ne classera plus les gens, je suis persuadé de ça, parce qu’on meurt de ces classifications, de ces frontières entre pays, entre religions, entre hommes et femmes, etc.
Après la traite d’esclaves, la colonisation puis la néo-colonisation ont ajouté une longue violence économique et politique sur l’Afrique, et ont permis de bâtir une partie de la prospérité de l’Europe. Les dernières indépendances datent des années 1960, ce n’est pas si loin. Une réparation est-elle possible et laquelle ? Ou faut-il passer cela par pertes et profits ?
Comme je l’ai dit, il faut juste parler de reconnaissance, et c’est la République dans sa continuité qui doit reconnaître. Il n’y a pas à payer quoi que ce soit à qui que ce soit, d’ailleurs qui payerait et à qui ? S’il y a quelqu’un pour se repentir, c’est ceux qui l’ont fait, ils ne sont plus là.
Mais on continue aujourd’hui de profiter des ressources d’une Afrique endettée et d’une mondialisation qui est au service des plus riches – les démêlés judiciaires actuels de Bolloré en sont une illustration – que faire alors ?
Ce qu’il faut, en effet, c’est changer de fond en comble les rapports Nord-Sud et commencer par solder la « dette » des pays riches en effaçant la dette sans fin des pays pauvres.
C’est à ceux qui profitent de ça, les Bolloré et les autres, de payer. Vincent Bolloré accumule les médias grâce à l’argent « noir »: C news, où officie Zemmour, Canal +, et maintenant il vise Europe 1 et RTL, il veut bâtir un Empire de presse, grâce à l’argent qu’il prend en affamant des peuples au Togo, en Guinée, au Libéria. Il a acheté des terres, il a fait expulser des paysans, les transformant en ouvriers agricoles sur des plantations de caoutchoutiers et de palmiers à huile. Il a la concession de tous les ports du Golfe de Guinée – Dakar, Conacry, Abidjan, Takoradi, Accra, Lomé, Cotonou, Douala, Libreville – il y fait ce qu’il veut, il fixe les prix, et ceux qui ne sont pas contents, ils peuvent aller ailleurs, mais il n’y a nulle part ailleurs.
C’est lui aussi qui a soutenu le président an place au Togo aux élections de 2010, entre autres ?
Oui, moi j’étais candidat à ce moment-là contre le fils d’Eyadéma, Faure Yassimbé. On a vu des panneaux de publicité montés sur des bâtis de 30 m de haut, 20 m² d’affiches, avec la photo géante de Faure Yassimbé, tout cela, c’était payé par Bolloré.
Que penses-tu de la question de la restitution des œuvres d’art, par exemple celles issues du pillage du palais d’Ouidah, au Bénin ? La France a commencé la restitution, tout en gardant quelques-unes des plus belles pièces.
Il y a deux facettes à cette affaire. Si on avait laissé toutes ces œuvres-là en Afrique, elles auraient été détruites aujourd’hui, on considérera donc, si l’on veut, que la France les a gardées en dépôt. Maintenant, le temps est venu de restituer, il n’y a pas d’autre choix. Ensuite, on peut se les prêter, il faut que les œuvres circulent, c’est la seule vraie solution, elles ne devraient appartenir à personne en propre.
Il y a aussi les objets de culte…
C’est autre chose, ça, il faut absolument les rendre. Les œuvres artistiques doivent circuler, les œuvres cultuelles doivent être rendues. Moi, je suis né animiste et il y a encore des cérémonies animistes en Afrique de l’Ouest.
Pour mettre fin à la guerre des religions, c’est le syncrétisme qu’il faut cultiver. Il faut inclure dans ce dialogue de tolérance même les athées, ceux qui sont dans les cercles philosophiques, ceux qui y croient et ceux qui n’y croient pas.
Intermède 3. 1993. Le pape et le vaudou (audio : 1 :30)
Et qu’est-ce que tu penses du déboulonnage des statues des esclavagistes, des colonisateurs, Colbert et Cie ?
Moi, je pense, très sincèrement qu’il ne faut pas déboulonner les statues, « on ne fait pas l’Histoire avec une gomme ». Colbert, on peut écrire sous sa statue : a fait ci, a fait ça, c’est l’auteur du Code noir, etc. Sous la statue de Napoléon, on peut écrire : a rétabli l’esclavage en 1802.
L’histoire est là, on ne doit pas l’effacer comme ça. Un jeune ami qui est professeur d’histoire, après mon passage à la télé, m’avait pris entre quatre-yeux pour me dire : Tu as tort de dire cela, on a le droit de faire l’histoire avec une gomme, il y a des choses qu’il faut enlever, tu ne peux pas laisser une croix gammée et juste écrire dessous ceci ou cela, on a le droit de déboulonner, l’histoire continue, cela en fait partie. Je lui ai répondu : ça se défend, mais moi je pense qu’en général il ne faut pas, il faut contextualiser, ça apprend beaucoup plus aux générations futures que de ne pas voir Napoléon, ne pas voir Colbert.
Colbert a codifié l’insupportable avec le Code noir, faisant de l’esclave un bien « meuble » et justifiant les mutilations, mais il a aussi imposé aux maîtres des obligations d’entretien et d’éducation…
En effet, Colbert n’est pas le pire.
A contrario, qui est-ce qu’on pourrait « reboulonner » comme figure oubliée ?
Par exemple, Solitude, cette esclave guadeloupéenne qui avait fondé une société de marrons quand Napoléon a rétabli l’esclavage. Elle était montée avec sa troupe à La Soufrière, mais elle a été rattrapée par les soldats de Napoléon. Elle était enceinte et ils l’ont pendue au lendemain de son accouchement, tandis que le bébé a été mis en orphelinat. Les Guadeloupéens lui ont dressé une statue aux Abymes, une immense statue, en femme enceinte [1]. Ou encore Behanzin, le roi d’Abomey (Bénin), il est mort en prison en France, comme le haïtien Toussaint Louverture – en voilà un autre.
L’Afrique, entre démons et espoirs
L’Afrique de l’Ouest est aujourd’hui malade de la corruption et de l’autoritarisme et, d’un autre côté, très dynamique et inventive. Comment imaginer un autre régime politique, un autre développement ? Quels ressorts peut-on trouver dans l’histoire africaine et les modes de relations sociales traditionnelles ?
Comme on le disait, il y a ce qu’il faut abandonner et ce qu’il faut promouvoir. Les droits humains sont préfigurés par la Charte de l’Empire du Mali, qui date d’il y a 800 ans. L’Etat de droit et la démocratie, l’alternance politique, ce sont des acquis qui appartiennent à l’humanité et qui valent pour la construction de l’Etat en Afrique. On n’est pas obligé de repasser par l’agriculture industrielle et la surconsommation, on peut trouver un développement plus solidaire et plus respectueux de la nature en puisant dans les civilisations africaines.
On a reçu à Saint-Coulitz un jeune homme qui était venu suivre un séminaire à Carhaix. Aux vacances, il a dit à son directeur : j’ai un frère ici, c’est le maire de Saint-Coulitz, je suis Togolais-Bassar comme lui, je veux que vous m’ameniez chez lui – mais c’est impossible, ce n’est pas comme ça ici, répond l’autre, c’est une personnalité, tu ne vas pas débarquer comme ça, et puis sa femme est blanche, elle va te mettre dehors – Amenez-moi, je veux que ce soit mon frère qui me jette dehors. Bon, son directeur le dépose et lui, il frappe à ma porte avec sa valisette et me raconte son histoire en langue bassar. Il est resté une année. Un jour, je lui ai dit : tu es logé, nourri, blanchi, tu es chez toi, pas de problème, mais il faut que tu aies un peu d’argent. Je suis donc allé voir le directeur du MacDo du coin pour une embauche. Et le lendemain de son premier jour, il me dit : il faut que je te raconte, la nourriture tu ne peux pas savoir, ils jettent tout, il y a des gens qui arrivent, prennent ceci et cela, ne touchent à rien et s’en vont, et moi on me dit de jeter ça dans les poubelles, mais rien qu’avec la moitié, je pourrais nourrir tout le village, tu trouves ça normal ?
L’Afrique reste prise dans un développement inégalitaire, soumise à la prédation et exposée, plus que les autres, au risque climatique. L’écologie est souvent pensée de façon asymétrique ici, on veut bien faire quelques efforts, tandis que les Africains devraient se contenter du peu qu’ils ont. Peut-on faire une écologie décoloniale ?
J’en suis persuadé. Quand je me suis présenté aux élections du Togo, en 2015, mon projet c’était de faire du Togo un exemple pour montrer qu’il est possible de conjuguer développement humain et environnement. Je connais des spécialistes ici qui se seraient mis au service du Togo pour m’aider à faire ça : énergie solaire, agriculture raisonnée, etc. On voulait construire un modèle social qui inspire toute l’Afrique. J’avais un programme, un « contrat avec le peuple togolais pour une société nouvelle », une charte des droits humains et une charte de l’environnement.
Il y avait un obstacle de taille, le président Faure Gnassingbé
Oui, la preuve c’est que je n’y suis pas arrivé.
C’est vraiment un régime assassin ?
Oui. Lors des manifestations pour la démocratie, en 2005, déjà un bilan très lourd. Et ça recommence en pire en 2017. Un jour, des manifestants font un sit-in, l’armée arrive et tire dans le tas, deux cents morts, personne n’en parle. Et la France – le gouvernement français pour être précis – continue de vendre à ces gens-là des hélicoptères de combat, avec lesquels ils tirent les manifestants comme du vulgaire gibier. La France le sait parfaitement, à travers tous ses présidents.
Au Togo, il y a aussi la surveillance. Le pouvoir a acquis le logiciel Pegasus, une technologie qui permet d’espionner tout le monde. Ils ont mis sept milliards sur la table pour acheter ce logiciel et diverses autres technologies de sécurité à Israël.
Il y a quand même plein de Togolais qui prennent des initiatives, créent des entreprises et montent des projets avec des ONG, pour la santé, l’éducation, l’agriculture.
J’ai lancé des projets comme ça, sauf que quand tu es dans un régime totalitaire, au bout d’un moment, ils arrivent et te prennent tout. En 1973, on a monté à Châteaulin un Projet d’Action Educative. On va en pays Bassar avec une classe de terminale de mon épouse et on fore des puits pour l’eau potable dans les villages. J’avais vu quelqu’un à Orléans qui faisait des pompes à pied, très simples, sans quasiment d’entretien. Il m’a dit : si tu veux, je te donne le brevet. On l’a pris. Du coup à Bassar, on a fabriqué ces pompes et on les a installées. Et puis les militaires sont arrivés, ils ont tout saccagé et tout embarqué. Ils ont emmené ça chez eux, dans leurs villages. Il faut savoir que l’armée togolaise est mono-ethnique.
Ou alors ils te taxent de telle sorte que tu finis par démissionner. Et ça n’a guère changé. Le Togo ce n’est pas un Etat, même pas un Etat patrimonial, c’est juste une mafia.
Certes, les gens sont très inventifs, mais les perspectives sont bouchées. Et les Togolais s’en rendent compte, forcément, parce que les trois pays voisins, Bénin, Ghana et Burkina, s’en sortent mieux. Sauf que le Burkina est maintenant pris par la violence de Boko Haram et des djihadistes.
Ce n’est est pas pour rien que la jeunesse s’en va, il y a fuite des cerveaux, et même des muscles, avec les footballeurs. Les plus intrépides sont ici, en France. Beaucoup d’Africains viennent en Europe et montent des entreprises, ils pourraient faire ça là-bas, eh bien non, ils ne peuvent pas.
Quelle est la part de l’héritage colonial là-dedans ?
Tout le monde est responsable. Les premiers responsables aujourd’hui, ce sont les dirigeants. Ils n’ont aucun sens de l’intérêt général et ils ne peuvent pas indéfiniment continuer à dire : on a été esclavagisés, on a été colonisés, depuis le temps qu’ils sont aux manettes. Il faudra du temps pour retrouver un espoir au Togo.
De Saint-Coulitz à Concarneau
Revenons à la Bretagne. Tu as été à la naissance d’un collectif de citoyens (Concarneau solidaire et durable) pour présenter une alternative de gauche aux élections municipales à Concarneau. Une initiative qui a débouché sur la constitution d’un programme et d’une liste rassemblant différentes sensibilités, selon des procédures de « démocratie directe ». Une liste qui s’est hissée à la deuxième place. Pourquoi as-tu rejeté d’emblée l’idée de participer à cette liste, cela aurait fait une belle affiche arc-en-ciel ?
J’ai voulu initier ça parce que j’étais choqué qu’une ville comme Concarneau, dont je croyais connaître la sociologie, soit gérée par une équipe de droite. Mais je venais à Concarneau pour me reposer, avec mon épouse qui voulait retrouver son pays. J’avais l’impression d’avoir déjà beaucoup donné, je suis resté 25 ans dans la vie politique française et donc j’estimais que j’en avais fait assez, on pouvait bien laisser la place aux jeunes. Quand je croisais les gens dans la rue qui me disaient : il faut que tu y ailles, moi je viens derrière toi, je disais non, je ne peux pas me lever tous les matins avec des idées nouvelles pour Concarneau, il faut que tous s’y mettent.
J’étais persuadé que la gauche pouvait gagner. J’avais une image de Concarneau, ville ouvrière, ville de marins-pêcheurs. Mais la sociologie a changé et je ne le savais pas. Concarneau est devenu inaccessible aux jeunes avec les prix de l’immobilier. Il y a de plus en plus de retraités qui ne veulent rien perdre et, pour eux, ne rien perdre, ça implique voter à droite : la gauche, c’est des extrémistes !
Mais je regarde ce qui se passe et je trouve que c’est quand même encourageant, même s’ils [les six élus d’opposition de la liste Concarneau solidaire et durable] ont du mal, moi je sais comment ça fonctionne : quand t’es minoritaire, c’est « cause toujours ». J’ai vécu ça. En 2026, on pourra peut-être l’emporter.
Note
[1] Une statue de la mulâtresse Solitude devrait être érigée bientôt à Paris dans le square éponyme, ce serait la première femme noire représentée dans la capitale.
Crédit photo
Œuvres de Kofi Yamgnane
1993 – Droits, devoirs et crocodile, éd. Laffont
1996 – Combattre le Front national, ouvrage collectif, éd. Vinci
2002 – Europe Afrique, nous grandirons ensemble, éd. Laffont
2013 – Afrique, introuvable démocratie, éd. Dialogues
C’est un parcours de vie très riche. L’interview est bien menée et elle est rendue encore plus vivante grâce aux anecdotes évoquées dans le texte ou écoutées dans les petits documents audio.