Origine et destin de la cyberculture expose la rencontre du mouvement contre-culturel des hippies, dans les années 1970, et de la cybernétique, par le biais de l’invention du micro-ordinateur. Le présent article fait suite en présentant quelques fondamentaux de la théorie cybernétique et de son l’idéologie, avant d’en amorcer une critique.
Le paradigme cybernétique
Le vocable « cybernétique » s’est estompé aujourd’hui au profit de celui de « théorie des systèmes » mais se retrouve dans tous les mots en cyber- de la nouvelle « cyberculture ». Etymologiquement, la cybernétique est l’« art de manœuvrer un navire au moyen d’un gouvernail » ; Platon déjà compare la politique, « art de gouverner les hommes », à l’art du pilote. Le terme émerge à nouveau, à partir des années 1930, comme « science des systèmes autogouvernés ». Le fondateur en est Norbert Wiener, un mathématicien qui a travaillé au Rad Lab sur la défense anti-aérienne. Norbet Wiener publie Cybernetics or Control and Communication in the Animal and The Machine en 1948, puis The Human Use of Human Beings : Cybernetics and Society en 1950, aux titres évocateurs – et ambigus.
Appuyée sur la « théorie de l’information » de Shannon, la discipline a pour objet la modélisation des flux d’informations dans les systèmes matériels et vivants, avec le concept-clé de boucle de rétroaction (feed-back) :Le déterminisme classique repose sur une causalité linéaire (enchaînement de causes et d’effets). La cybernétique dépasse ce point de vue : elle s’intéresse aux systèmes complexes où règne une causalité circulaire (rétroaction) et elle inclut l’interaction entre l’homme, la machine et l’environnement. Sautant par-dessus la pensée dialectique de type hégélien, la cybernétique passe d’une pensée analytique de type cartésien qui ramène le composé à ses éléments et se meut dans l’exigence de certitude, à une pensée holistique qui traite des relations dans des ensembles complexes et intègre l’incertitude.
L’origine et la portée de la métaphore cybernétique
Deux mécanismes de régulation sont les précurseurs de la cybernétique : en physiologie, la thermorégulation chez les mammifères (Claude Bernard, 1851) ; en ingénierie, le régulateur de vitesse d’une machine à vapeur (James Watt, 1788). Les réalisations cybernétiques s’enrichissent ensuite en passant des dispositifs régulateurs (homéostat, thermostat) aux dispositifs de guidage (direction assistée, servomécanisme) ; de la machine physique à la machine informationnelle (ordinateur) ; de l’automatisme à la robotique ; du dispositif programmé au dispositif évolutif auto-apprenant.
La cybernétique a, dès sa naissance, une visée large, englobant les machines, les êtres vivants et leurs écosystèmes, les individus et les institutions humaines, par une modélisation qui se renforce de ce que chaque domaine devient la métaphore des autres. Elle diffuse dans tous les domaines du savoir : physique (de la physique des particules à l’astrophysique), biologie (évolutionnisme, physiologie, biologie moléculaire, neurosciences), sciences sociales (économie, sociologie, psychologie, sciences cognitives,).
Une métaphore universelle.
La métaphore cybernétique a donc valeur descriptive pour tout, considéré comme système ou système de systèmes échangeant de l’information, dans une mise en abyme vertigineuse, où chaque système (par exemple un individu) à la fois intègre des sous-systèmes (organes, cellules, molécules, etc.) et se retrouve comme sous-système d’un ensemble plus vaste (groupe, société, planète Terre, etc.).
Ainsi, en physique, deux particules sont en interaction quand elles échangent des informations. En biologie, le génome est un codage d’informations qui permet à un organisme de se construire et de s’autoréguler. En psychologie, Gregory Bateson et l’antipsychiatrie analysent la maladie mentale, singulièrement la schizophrénie, à travers l’interaction du malade et de son environnement (famille proche, société entière) : la maladie individuelle est l’expression d’une maladie systémique. Une société démocratique est un système qui s’autogouverne grâce à des flux d’information. Internet est un système de transmission d’information où chaque émetteur est à la fois un récepteur. L’ingénierie, les sciences cognitives, l’économie et l’écologie, etc., utilisent des concepts cybernétiques recyclés.
Ainsi, tout est constitué non pas de substances mais d’entités relationnelles qui échangent des paquets d’informations. L’information, c’est à la fois ce qui est traité par le système et ce qui traite cette information (programme, algorithme). Le feed-back, pour sa part, constitue « une information en retour ». Chaque unité d’information est décomposable en bits élémentaires, dans le codage binaire (0/1) dont le schéma circuit-interrupteur est le véhicule.
La cybernétique initiale s’intéresse au maintien de l’équilibre dans un système, à l’autorégulation qui résiste au désordre. La « deuxième cybernétique » s’intéresse à l’évolution des systèmes, à l’auto-organisation, aux systèmes apprenants dits « intelligents » qui progressent vers un ordre enrichi ou nouveau (émergence). L’inclusion de l’observateur dans le système observé (récursivité) est un autre développement de cette deuxième cybernétique. La métaphore s’applique donc à tout ce qui s’organise en résistant à l’entropie, au désordre et à la dégradation.
Une harmonie rêvée
Il s’ensuit que les frontières entre les différents mondes s’effacent dans un langage unique et un continuum qui englobe les choses et les vivants, l’animal et l’homme, les systèmes nerveux et les ordinateurs, rendant possible une hybridation généralisée dont le cyborg est une manifestation.
La contre-culture, lorsqu’elle rencontre la cybernétique, réactive son ancienne mystique d’harmonie universelle. Sa nouvelle utopie consiste à penser que l’interconnexion des systèmes d’information rendra possible une entente globale, éliminant les rapports de violence et de domination. L’harmonie sera personnelle (relation à soi), sociale (relation aux autres), cosmique (relation au monde). L’information étant « dématérialisée », elle est l’indice d’une nouvelle spiritualité où c’est l’immatériel qui commande le matériel. L’univers entier est un ordinateur dont la vie et la pensée sont des expressions.
Une liberté sous contrôle
Ce rêve d’harmonie peut se métamorphoser en cauchemar. La cybernétique est certes un facteur de liberté individuelle et collective ouvrant à de multiples possibles [1]. Elle est aussi un moyen de contrôle généralisé sur les sociétés humaines. Norbert Wiener pensait la cybernétique comme support d’un ordre social démocratique. Dans la réalité pourtant, la cybernétique est portée par des élites, maîtres des réseaux et des services qui y circulent. Elle sert à la domination des Etats et des entreprises géantes sur nos pensées et nos vies, exerçant un nouveau « bio-pouvoir ». Nous devenons transparents pour ces organisations opaques. Un monde se creuse entre l’utilisateur lambda et le hacker, entre la face visible du Web et le monde parallèle du crypto. On peut dire, à la manière d’Herbert Marcuse, qu’il y a à la fois plus de contrôle et plus de liberté, l’un s’exerçant sur l’autre et se nourrissant de lui [2].
Les nouvelles technologies colonisent tous les aspects de l’existence, engendrant une nouvelle civilisation. Au détriment de l’éthique ? La cybernétique semblait promettre une société aux relations égalitaires, où pourrait s’épanouir la liberté de chacun, inséparable de celle des autres. Finalement, elle n’est qu’un calcul mathématique, une technologie de modélisation, une idéologie du tout informationnel, éthiquement indifférente par elle-même. Elle peut servir le dictateur comme le peuple qui se soulève contre le dictateur. Elle se nourrit de liberté mais se montre incapable d’une auto-régulation déontologique. L’éthique qui l’accompagne dans le meilleur des cas, lui vient de son environnement social.
Le réel du désir
La cybernétique se veut une phénoménologie, un langage capable de tout décrire en termes d’informations. Mais le réel résiste à ce postulat. Ce qui conduit les hommes ne peut être absorbé dans un calcul d’informations aussi sophistiqué soit-il. C’est le désir et les émotions mêlés à la puissance de l’imagination qui nous font agir et donnent sens à notre vie. C’est le hasard des rencontres et des évènements qui se saisissent de nous et font une vérité. Interpréter la relation amoureuse en termes d’échanges d’informations (psycho-chimiques) n’est pas très excitant. La conjonction de la rationalité cybernétique et des cercles dirigeants de la planète n’est pas non plus pour nous rassurer. Quelque chose manque au tableau : la spécificité humaine constituée par le symbolique et par l’imaginaire, l’humain comme nœud de relations de désir, d’amour et de partage [3].
Ce qu’il faut admettre cependant c’est que si la pensée cybernétique et ses proches (théorie des systèmes, théories des jeux, etc.) a la faculté de s’étendre à tant de domaines de la connaissance et de l’action humaine, c’est qu’elle n’est pas qu’une abstraction commode, mais décrit quelque chose de la réalité et de la structure de notre esprit, ainsi que de leur relation : un esprit qui n’a pas le monde en face de lui, mais qui est inclus dans le monde qu’il construit au moyen du langage.
NOTES
[1] La cybernétique, de sa cellule élémentaire (la boucle de rétroaction) à sa conception de systèmes apprenants, reprend à son compte une idée qu’on trouve dans le behaviorisme et, à sa suite, dans le pragmatisme anglo-saxons, à l’opposé du cartésianisme français, une idée qui doit être cultivée, celle de l’apprentissage et de la création par essais-erreurs : l’échec est nécessaire, il n’est pas honteux, c’est un bien (d’autant plus qu’on en sort vite).
[2] Significatif est le logiciel « prepol » (predictive policing), un logiciel controversé utilisé par la police de Los Angeles pour « prédire » les lieux, les moments et le type des actes de délinquance qui vont se commettre. Des logiciels de même type peuvent servir à la prévention des risques naturels, des risques pathologiques, etc.
[3] Ce sont les émotions qui donnent sens à nos actes et nos pensées, comme l’a bien montré Antonio Damasio (Spinoza avait raison). John Searle, de son côté conteste l’assimilation du cerveau à un ordinateur dans son « test de la chambre chinoise » : l’ordinateur ne pense pas, il calcule. Jusqu’à preuve du contraire, il n’a ni âme ni conscience.
REFERENCE
On pourra lire l’article de Bernard Claverie et Gilles Desclaux intitulé : « Commande, contrôle, communication : gestion cybernétique de systèmes d’information » dont est extrait le schéma suivant « Modèle conceptuel “Commande-Contrôle-Comportement” et “feedback” »:
CREDIT PHOTO
Norbert Wiener – microprocesseur – neurones
Merci pour cette synthèse éclairante.
Une petite critique cependant : la théorie des systèmes n’a vocation ni à expliquer le tout du monde, ni à en guider le destin. Ce n’est qu’un outil d’analyse et de compréhension. Comme tout outil, il se finalise dans la main de celui qui en fait usage (guider les V2 d’Hitler ou inspirer la thérapie systémique d’une famille dysfonctionnante).
La cybernétique a déchiré le voile du scientisme et ouvert la voie d’une compréhension complexe du monde (merci Édgar Morin). Ne serait-ce pas un peu injuste de lui faire porter la responsabilité du retour en force de la rationalité instrumentale ?
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