Les avatars de la contre-culture, du monde des hippies à celui d’Internet
Changer le monde ou changer de monde ? Nous sommes plongés aujourd’hui dans une séquence qui voit les inégalités se creuser, les libertés reculer, tandis que les sociétés se divisent et que la planète roule au désastre. Des forces dispersées résistent à ces évolutions. Est-ce suffisant ? Non. Il faut aussi des forces de création qui inventent un nouveau monde. Mais à partir de l’intérieur du système, pour le corriger, ou en inventant de nouveaux territoires à l’extérieur, pour le supplanter?
Dans les années 1960, des jeunes par milliers se posaient déjà la question : changer le monde ou changer de monde, agir à partir du dedans ou à partir du dehors du système ? Cette alternative était vivante dans la « contre-culture » hippie. Qu’est devenue cette mouvance avec la mondialisation financière néo-libérale qui s’est imposée à partir des années 1980 ?
Dans, Mai 68, la nostalgie en moins , je contestais l’interprétation qui faisait découler le triomphe de l’ultra-libéralisme des années 1980 de l’idéologie soixante-huitarde. J’en prends ici le contre-pied, à partir de l’exemple non plus français mais américain, tel que l’expose Fred Turner dans Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence (traduit et publié en 2012 par C&F éditions). Turner, professeur en sciences de la communication à l’Université de Stanford, nous fait assister à la métamorphose de transfuges du mouvement hippie en VIP de la Nouvelle économie numérique.
La vérité, s’il y en a une, du mouvement « contre-culturel » des années 60 et de son héritage, ne se trouve ni d’un côté ni de l’autre, ni même « entre les deux » interprétations, l’une positive, l’autre négative, mais « des deux côtés » à la fois car le destin de ce mouvement est multivoque.
Ce qui suit est largement mais librement repris à l’ouvrage de Turner, quant aux faits et à l’interprétation générale (I), puis commenté à partir d’une problématique personnelle (II)
I. La contre-culture hier et aujourd’hui
Steward Brand
L’ouvrage de Turner est consacré aux tribulations de ce personnage étonnant né en 1938, passeur d’idées, voguant à travers des territoires non cartographiés : mouvance hippie, cercles d’artistes, puis mieux balisés : milieux scientifiques et finalement monde des affaires. On le retrouve participant à une multitude d’évènements festifs ou numériques majeurs. En 1968, il crée, dans une édition ronéotée le Whole Earth Catalog – tout un programme –, compilation de savoirs disparates, théoriques et pratiques (du Yi King à comment construire son éolienne, etc.) et forum en réseau destiné aux communautés hippies : une préfiguration d’Internet. Une version numérique paraît en 1985 (WELL). En 1987 il lance le Global Business Network, société de conseil aux managers et en 1993 il participe au lancement d’un site consacré à la Nouvelle économie numérique (Wired). Il est un acteur emblématique du parcours qui conduit de la « contre-culture » à l’univers marchand.
La contestation des années 1960, entre contre-culture et Nouvelle Gauche
Dressée contre la culture dominante, la contre-culture de l’après-guerre émerge avec le mouvement beatnik inspiré par les écrivains Burroughs, Ginsberg et Kerouac, puis se développe au milieu des années 1960 avec le mouvement hippie, d’abord sur la côte Ouest des Etats-Unis. Ce mouvement naît du refus de la bureaucratie d’Etat et du rejet du complexe militaro-industriel qui est associé à la guerre du Vietnam et à la perspective d’une apocalypse nucléaire.
Le mouvement voit dans le complexe militaro-industriel-universitaire un appareil déshumanisant qui formate les individus, les sépare de leurs potentialités et bloque toute authenticité dans les relations humaines et dans le rapport à la nature. La contre-culture, au contraire, aspire à la réalisation des capacités créatives de chacun au sein de communautés coopératives. C’est un thème qui rappelle l’idéologie socialiste, mais la différence est l’accent mis sur l’éveil à la spiritualité. Il s’agit d’inventer de nouveaux modes de subjectivité dans une communion des consciences élevée à l’échelle du cosmos. L’idée est celle d’une révolution intérieure inséparable de rapports transformés avec les autres et avec la nature.
Ce projet déserte délibérément la voie du combat politique, à la différence de l’autre courant de la contestation, celui de la « Nouvelle Gauche », passé de la lutte pour les droits civiques aux manifestations contre la guerre du Vietnam. Les combats de la Nouvelle Gauche ont tourné à l’affrontement violent, bandes racistes contre étudiants
dans un cas, armée contre étudiants dans l’autre, culminant dans des soulèvements insurrectionnels. Le mouvement hippie, au contraire, rejette la politique « agonistique » qu’il estime stérile. Il se veut pacifiste, prône un désordre antiautoritaire et rêve d’harmonie universelle.
L’exode vers les communautés.
Dans les années 1967-1970 a donc lieu un exode de la jeunesse hippie vers des formes de vie nouvelles : on comptera jusqu’à 10 000 communautés autogérées s’établissant dans les villes mais surtout dans les montagnes et les forêts. 750 000 Américains sont touchés par ce mouvement qui se considère comme l’avant-garde d’une nouvelle nation. C’est un exil volontaire à l’extérieur du système, dans un en-dehors à créer qui renoue paradoxalement avec des formes de vie ancestrales (les Amérindiens deviennent un modèle tant pour leur organisation sociale que pour leur rapport à la nature), tout en intégrant des innovations technologiques « à petite échelle ».
Turner appelle cet exil le « néo-communalisme » ou « le mouvement de ceux-qui-retournent-à-la terre ». Ces communautés rêvent d’autarcie et veulent réaliser un idéal d’égalité et d’accomplissement personnel dans un groupe fusionnel, tout en échangeant de pair à pair avec les autres communautés : c’est à une échelle locale que l’expérience collaborative peut prendre son essor et faire naître de nouvelles formes de subjectivité célébrant la vie.
Turner décrit aussi des tribus d’artistes adeptes de performances éphémères (happenings). Les Merry Pranksters, par exemple, circulent en bus à travers le pays, donnant à voir au monde le prototype d’un mode de vie nomade et joyeux. Dans le même temps ils s’inventent, ils se montrent et ils se filment.
Le thème d’une « augmentation de la conscience », couplé à celui d’un groupe « en fusion », est omniprésent. Il se vit dans les Trip Festivals où le rock s’accompagne de la prise de LSD et où l’on utilise des technologies audio-visuelles (enceintes géantes, télé en circuit fermé, stroboscopie). L’éveil « spirituel » est aussi un éveil à la sensualité et à la découverte d’intenses émotions. L’amour libre n’en est que l’expression la plus spectaculaire pour l’ordre puritain.
Retour au réel
Mais l’utopie communaliste se termine en échec, constate Turner. Echec externe, car l’Etat et le capitalisme n’ont pas été ébranlés : l’antipolitique s’est révélée une illusion.
Echec interne, car, sous couvert d’égalité et d’ouverture à l’autre, le contrôle social et la relation de domination persistent sous de nouveaux masques. Les néo-communalistes sont en majorité blancs et issus de la classe moyenne supérieure, et se considèrent parfois comme des élus destinés à sauver le monde, dans une version psychédélique du calvinisme. Les femmes sont reléguées à leur rôle traditionnel. Le pouvoir repose sur le charisme d’une individualité et l’injonction d’un nouveau conformisme tend à remplacer l’ancien. L’autarcie est un leurre : l’argent vient souvent d’un héritage, de contributions familiales, d’allocations sociales. Les communautés restent étrangères à leur environnement local. Disputes et dérives sectaires complètent le tableau : la plupart des communautés ont disparu à la fin des années 1970. La tentative de voir naître de nouvelles formes de vie émancipées a été un échec. L’exil hors du système a échoué, il faut revenir à l’intérieur du système pour lui insuffler une nouvelle orientation.
Une révolution technologique
Dans les années 1980, tandis que la contre-culture issue du mouvement hippie diffuse dans la société et reste vivante chez certains artistes, ce qui reste du mouvement néo-communaliste va prendre une autre direction, dans une synthèse de l’antipolitique et de la théorie cybernétique, autour des nouvelles technologies de l’information.
L’ordinateur, jusqu’aux années 1970, était un instrument volumineux utilisé par les grandes entreprises, les laboratoires de recherche ou l’armée et peu connecté. Quelques innovations majeures viennent de l’armée : le 1er réseau à « transfert de paquets » est réalisé dans un laboratoire du Département de la Défense américain (ARPA, 1966). C’est l’idée d’un réseau « distribué », donc non centralisé, peu vulnérable en cas d’attaque nucléaire. Le WWW, est inventé par le CERN, en France, en 1990, mais pour l’usage de groupes restreints de scientifiques. Les composantes physiques des ordinateurs actuels apparaissent progressivement à partir des années 1960, dans les laboratoires de la baie de San Francisco (souris, microprocesseur, interface graphique, etc.)
L’ordinateur individuel et la culture Internet
Quelques-uns saisissent l’intérêt d’articuler ces nouveautés pour les mettre à la portée de tous. Les années 1970 voient ainsi se concrétiser la combinaison souris-clavier-écran-unité centrale qui permet la révolution du micro-ordinateur multi-usages, manipulable par tous. Cette idée d’ordinateurs individuels interconnectés dans un réseau ouvert, cette innovation majeure de notre époque est, pour une part non négligeable, un fruit de l’ingéniosité de la contre-culture hippie.
L’imaginaire néo-communaliste est alors réactivé dans une nouvelle utopie informatique. Un nouvel horizon s’ouvre vers un monde décentralisé et auto-organisé, égalitaire et libre, pacifique et harmonieux : un monde horizontal, accompagné de la fin de l’Etat et des relations verticales. D’instrument d’aliénation dans le système bureaucratique de l’Etat et des grandes entreprises, l’informatique est célébrée comme un instrument de libération dans l’hyperespace des ordinateurs en réseau.
Internet se veut, en effet, un système inclusif qui efface le statut ethnique et social et ouvre des possibilités d’accomplissement à chacun dans l’articulation à des « communautés virtuelles » aujourd’hui plutôt appelées « réseaux sociaux ». Les nouvelles formes de sociabilité sont relativement désincarnées, effaçant l’apparence physique et le préjugé qui peut l’accompagner – avant que l’image ne revienne en force, saturant les réseaux de selfies. Des logiciels à usage libre et des cours en ligne gratuits apparaissent ainsi que des outils collaboratifs (Wikipédia, 2001).
Chacun est à la fois source et cible, émetteur et récepteur dans une « économie de la connaissance » non centralisée. Une « écologie du don » qui fabrique du lien social se réalise : on donne une information sans attendre en retour de rétribution par celui à qui elle est utile, et c’est d’un autre qu’on pourra recevoir l’information qu’on cherche soi-même. L’ordinateur et le WEB génèrent un nouvel ethos et une intelligence collective au sein du « nouvel horizon » qu’on appellera bientôt le « cyberespace », et grâce auquel le monde, selon les plus mystiques, va être sauvé [1].
En 1995, Steward Brand peut écrire, dans un article intitulé « Welcome to Cyberspace » : « On doit tout ça aux hippies. Oublions les protestations contre la guerre (…) Le véritable héritage de la génération des années 1960 est la révolution informatique » (op. cit. p.175).
La rencontre improbable de la culture scientifique et de la culture hippie
Une nouvelle culture de la recherche scientifique prospère avec la 2ème Guerre mondiale puis avec la guerre froide, dans l’écosystème militaro-universitaire. Son lieu emblématique est le Rad Lab du MIT devenu plus tard le Media Lab. On y participe à la recherche sur l’efficacité de la défense anti-aérienne, couplant radar, artillerie et commande humaine grâce au calcul de probabilité du trajet d’un avion ennemi. Le radar, la bombe, l’ordinateur sortent de labos qui fonctionnent selon une méthode de travail atypique mais féconde : l’absence de contrainte et la spontanéité y règnent ; des savants venus de différentes disciplines croisent leurs connaissances grâce à de nouveaux « langages de contact », dont le principal est celui de la cybernétique. C’est au point de rencontre de disciplines différentes que surgissent les innovations principales, effaçant les frontières jusque-là pratiquées.
Le retournement de la contre-culture qui voit les milieux bohèmes de la Côte Ouest fricoter avec le complexe militaro-industriel-universitaire précédemment honni, s’opère avec la rencontre de ces deux milieux dans divers instituts de recherche publics ou privés (Stanford Research Institute, Portola Institute). Des hackers (geeks férus d’informatique), et des artistes (musiciens, plasticiens), issus des communautés, rencontrent le monde de la science grâce à quelques entremetteurs et à quelques points communs. On trouve, en effet, aussi bien dans l’héritage des communautés de chercheurs que dans celui des néo-communalistes, la pratique d’une coopération horizontale, sans autorité surplombante, un principe qui se retrouvera aussi à l’œuvre dans le savoir distribué d’Internet [2].
Un troisième milieu entre dans la danse, celui des entreprises : quelques géants (Shell, AT&T, Volvo) et de petites start-up dans la Silicon Valley. Ainsi s’accomplit le retournement de la contre-culture en culture de l’information et en entrepreneuriat.
Le paradigme cybernétique
Le « langage de contact » entre ces trois milieux est celui de la cybernétique, un langage facilement récupéré par les ex-hippies car il permet de réactiver le principe d’auto-organisation et donne du grain à moudre à l’idéologie techno-mystique d’une fusion des consciences dans une totalité cosmique, cette fois par la médiation de l’informatique.
La cybernétique est une science destinée à modéliser les phénomènes qui mettent en jeu des mécanismes de traitement de l’information chez l’animal, chez l’homme et dans les machines. Le concept-clé est celui de rétroaction (feed-back), c’est pourquoi on peut aussi l’appeler « science des systèmes autorégulés » et « autogouvernés ». Le langage cybernétique a pénétré tous les domaines du savoir, des sciences physiques aux sciences sociales et s’applique par excellence à l’informatique et aux ordinateurs. Il tend à interpréter toutes choses en termes d’échange d’informations auquel un calcul est applicable, une même forme valant pour des contenus divers, les rapprochant ainsi les uns des autres – comme le cerveau humain et le cerveau électronique. Ce point, et ses conséquences, est développé dans l’article Critique de la raison cybernétique.
Comment la contre-culture achève son retournement
Dans les années 1990, tandis que les valeurs de la contre-culture diffusent sans tambour ni trompette dans toute la société, la Nouvelle économie récupère une partie de l’idéologie et des transfuges de la contre-culture en les intégrant au néo-libéralisme. De toute façon, le mouvement y est prêt, il a toujours été plus antiétatique qu’anticapitaliste. Non seulement l’ordinateur individuel conquiert l’entreprise, mais c’est tout un pan de l’idéologie contre-culturelle qui est récupérée par le nouveau management : dérégulation (contre les normes « bureaucratiques »), autonomie des équipes de production, fonctionnement par projets, injonction d’épanouissement personnel au travail, flexibilité.
La finance s’en mêle et une « jeune pousse » comme Apple, dont la première ébauche d’ordinateur individuel est née, par la grâce de Steve Jobs et Steve Wozniak, dans un garage de la baie de San Francisco en 1976 [3], devient un géant monopolistique qui raisonne en milliards de $. Une nouvelle ère de croissance illimitée est proclamée, malgré l’avertissement des bulles spéculatives et les soubresauts de la planète.
Le « système capitaliste », toujours habile à se transformer pour perdurer, a récupéré ce qui l’intéressait dans les valeurs et les acteurs de la contre-culture, pour son plus grand profit. Inversement, les survivants de la contre-culture font la promotion de l’entreprise comme nouvel espace de changement social en lieu et place des partis politiques.
Du libertaire au libertarien
On assiste à un glissement de ce qui reste de la contre-culture vers une pensée néo-libérale très à droite. Le paradigme cybernétique est associé au paradigme darwinien de la sélection naturelle (darwinisme social), au paradigme libéral de l’économie de marché (initié par la métaphore de la « main invisible » d’Adam Smith) et au comportementalisme (dérivé du behaviourisme de Watson). Dans chacune de ces configurations on retrouve l’idée d’un ordre qui est censé s’autoréguler spontanément, un ordre qui se conserve en réduisant de lui-même ses propres fluctuations, et cela satisfait, par définition, la pensée conservatrice qui veille à la reproduction du système à travers le changement technologique.
Plus encore, la contre-culture accomplit sa jonction avec les libertariens américains, ces anarchistes de droite, partisans de l’Etat minimal, adeptes de l’ultralibéralisme, défenseurs acharnés de la propriété privée, ennemis de tout ce qui ressemble à l’impôt redistributif, à la protection sociale et au multiculturalisme, mais attentifs au bien-être des animaux. Les libertaires du néo-communalisme sont donc devenus, pour certains, des libéraux avec la Nouvelle économie, et se retrouvent habillés en libertariens attachés à une maximisation des libertés, au détriment de l’idéal (forcément « communiste ») d’égalité.
Cette alliance entre conservateurs, libertariens et anciens hippies est cependant traversée de contradictions. S’il y a un accord sur la supériorité du libéralisme économique, les conservateurs se différencient parce qu’anti-libéraux sur le plan culturel et des mœurs. Quoi qu’il en soit, même ceux de la génération hippie et leurs enfants qui ont réussi dans la Nouvelle économie, rejettent maintenant explicitement l’héritage hippie, n’en conservant que les aspects « contre-culturels » digérables.
Ainsi s’achève politiquement l’antipolitique, près de congressistes de la Nouvelle droite radicale, loin de la pensée libérale « centriste », comme celle de John Rawls (Théorie de la justice) ou de Martha Nussbaum (théorie des capabilités), sans parler du renouveau de la pensée de gauche aux Etats-Unis. Pour reprendre les termes de Luc Boltanski, la « critique artiste » (prônant la liberté) qui dominait dans le milieu de la contre-culture hippie, lorsqu’elle est séparée de la « critique sociale » (prônant l’égalité) qui dominait dans la Nouvelle gauche, conduit à un point où le soi l’emporte sur l’autre et où l’intérêt commun devient quelque chose d’obscur.
II. La cyberculture aujourd’hui et demain
Le futur qui nous attend
La cybernétique ne conduit pas à la simple conservation de l’état des choses par auto-régulation, elle est technologiquement « progressiste » et fonctionne à l’innovation dans une fuite en avant qui conduit jusqu’aux projets les plus fous, hérités de l’idéologie de la contre-culture, dans la veine de ce que déclarait Stewart Brand en 1968 : « Nous sommes tels les dieux, et on est plutôt bon dans ce job » (op. cit., pp.146, 395)
Dès les années 1960, apparaissent des utopies extraterritoriales dans l’inspiration croisée de la contre-culture et de l’idéologie libertarienne. Ces projets de sociétés « hors-la-loi », échappant à tout contrôle d’un Etat institué, mais capables de faire mieux que les Etats et d’expérimenter de nouvelles formes d’autorégulation, sont reprises aujourd’hui par Elon Musk (colonies dans l’espace) ou Peter Thiel (îles flottantes). Ce sont les rêves mégalomanes d’un échappement hors des agitations du monde, hors de la démocratie telle qu’on la connaît et qui pointe vers un techno-fascisme qui se pique d’écologie.
Deux scénarios d’un futur cybernétique se présentent. Celui d’un mégacerveau jusqu’au point de « singularité » où l’homme est dépassé par l’intelligence de l’hyper-ordinateur. Et celui d’un continuum homme/machine dans un cyborg, hybride d’organisme et de cybernétique. C’est le rêve du transhumanisme, celui d’un « homme augmenté », d’un au-delà de l’homme. Or, déjà, la machine bat l’homme au jeu de go. Déjà, le cyborg existe, tel ce handicapé qui commande une prothèse par la pensée. C’est un terrain sur lequel les militaires aussi sont en embuscade.
Google, de son côté, se lance dans le projet « Tuer la mort » : les anciens hippies, devenus riches et âgés, rêvent d’immortalité ! Administrateurs de labos pharmaceutiques, biotechnologistes et idéologues transhumanistes se rencontrent dans la California Life Compagny (CALICO) fondée en 2013 par Google, autour de la lutte contre le vieillissement.
Plus « science-fiction » encore, le fantasme d’une téléportation du « contenu » du cerveau humain découle du paradigme cybernétique : si le cerveau est traductible en un paquet d’informations, ce paquet, une fois codé, peut être posté vers un autre lieu, et se retrouver dans un ordinateur, intégré à un corps artificiel potentiellement éternel, interconnectable à d’autres cerveaux.
Des hallucinations cotées en Bourse
Pour le dire en un raccourci simplificateur, ceux qui voulaient retourner à la terre dans une vision néo-rurale et néo-artisanale ont basculé vers des utopies hyper-technologiques de réalité virtuelle ou augmentée. Du LSD générateur d’hallucinations, on est passé à une hallucination néo-scientifique. « Lève-toi et marche » et même « cours » : les miracles d’autrefois sont devenues les réalisations d’aujourd’hui, en attendant la suite.
Est-ce la promesse paradisiaque (ou infernale ?) d’une vie illimitée ou l’amorce apocalyptique de la méga-machine prenant le pouvoir sur l’homme : utopie de vie heureuse ou dystopie catastrophe dont le cinéma se délecte ?
En attendant, ces rêves de puissance illimitée, articulés aux NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et science cognitives) passent par l’entreprise privée cotée en Bourse et l’innovation promise permet de récolter des capitaux. Si l’idée de changer la vie reste affirmée, c’est au service d’une élite qu’elle se décline. Les classes ont disparu, affirme-t-on, mais ce qui s’observe réellement, c’est la tribu des plus riches qui ont fait sécession, s’enfermant dans leurs ghettos, dans un en-dehors qui contemple avec arrogance le reste du monde.
La cyberculture colonise la vie
Internet et les autres véhicules de réseaux sociaux ont donné une voix à des identités variées, jusque-là silencieuses. Des biens communs immatériels et coopératifs sont apparus. Les réseaux ont permis la contagion horizontale de mouvements émancipateurs. Les big data exploitées par l’intelligence artificielle, permettront des avancées majeures dans le domaine de la santé, par exemple. Tout cela est réjouissant.
A l’inverse, le monde ouvert d’Internet se métamorphose en mondes clos de réseaux qui tournent en boucle sur eux-mêmes, étrangers les uns aux autres. Pire, les réseaux permettent l’expression de la haine et la manipulation de l’information de telle sorte que le faux a un avantage viral sur le vrai et que le vrai est frappé de suspicion. Quant aux terroristes et aux organisations criminelles, ils investissent le dark web.
La contre-culture présentait la promesse de relations sans domination dans un nouvel ethos de la vie bonne. Dans la réalité, les Etats restent embusqués pour contrôler le Net. Les géants du Web exercent un pouvoir vertical de monopole et décident de nos modes de vie et de pensée. Un nouveau capital social apparaît, reposant sur la richesse des connexions qu’on entretient. L’émancipation par le Net fait place à l’addiction aux mondes virtuels.
Après avoir récupéré l’esprit de la contre-culture, les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sont devenues des entreprises centralisatrices qui récupèrent et moulinent au moyen de l’Intelligence Artificielle) l’information qui circule sur les réseaux (big data), pour leur propre compte. Avec la constellation des start-up qui inventent de nouveaux services, de nouvelles formes de consommation sont générées. Le rapport à soi – au corps et à la pensée -, le rapport aux autres, le rapport au monde passent par des programmes informatiques. La vie entière est numérisée dans ce face à face de l’homme et du logiciel.
L’éthique insaisissable du Web
Quant au nouveau management qui a semblé digérer les formules de la contre-culture en faveur de relations horizontales, il conduit, dans les faits, à une précarisation générale, le salariat et l’emploi disparaissant au profit de la mission et de l’auto-entrepreneur. Le succès financier des dirigeants des GAFA – avec les détenteurs des plus grosses fortunes au monde dont certains se piquent accessoirement de générosité caritative – cache mal le prix de monopole et l’obsolescence programmée au détriment des consommateurs et de la planète, la délocalisation de la production dans les usines asiatiques où domine un système d’exploitation autoritaire et l’extraction de minerais rares au fond du Congo, au milieu des guerres entre bandes armées. Enfin, héritant l’inappétence de la contre-culture pour l’Etat, ces géants pratiquent allègrement l’évasion fiscale au détriment des peuples.
Toutes ces conséquences ne peuvent être indexées à la contre-culture, elle-même composite, mais bien à l’environnement capitaliste qui l’a absorbée et neutralisée dans ses aspects les plus subversifs. Une partie seulement des adeptes de la contre-culture a initié ou suivi ce mouvement, en trahissant son propre projet initial. Les réseaux de communication véhiculent à la fois le pire et le meilleur, c’est qu’en eux-mêmes ils sont des dispositifs techniques relativement neutres. L’éthique, qui devait spontanément surgir pour réguler le réseau et remplacer l’instance politique, est inaudible car ce qui l’emporte, c’est le système capitaliste, intrinsèquement amoral.
Changer de monde, changer la vie ?
Que faire donc dans ce monde où tout à la fois les entreprises géantes exercent leur emprise sur nos vies, où beaucoup d’Etats ont à leur tête des groupes criminels et où la planète se meurt d’une économie qui raisonne toujours en termes de croissance illimitée, hors de toute mesure écologique ?
Agir de l’extérieur du système paraît impossible : il n’y a plus de dehors, le monde hyperconnecté est plein, tout en étant vidé de son « humanité ». Agir de l’intérieur du système est vain, le système récupère tout ce qu’il ne réprime pas. Le programme fasciste (qui progresse aujourd’hui) et le « communisme » historique (qui a vécu) ne sont que des avatars monstrueux du capitalisme.
Resterait alors un « capitalisme à visage humain », une « écologie de marché » ? Cette perspective est illusoire. On peut panser les plaies, comme le fait l’humanitaire, mais on ne fait que traiter des conséquences sans agir sur leur source. On peut participer à des expériences de vie alternatives, coopératives, « communes » ou ZAD, mais ces minorités en devenir restent très défensives et dispersées.
Les forces de contestation, dont certaines agissent par souci de justice et d’autres par ressentiment, restent tributaires du monde dans lequel elles s’inscrivent. C’est à des forces de création, animées par le désir de partage joyeux, d’ouvrir sur une nouvelle fondation du monde. L’alternative est de sortir du capitalisme pour entrer dans un autre monde – ou d’autres mondes -, mais cet autre, qui devrait reprendre certains motifs de la contre-culture, est encore inconsistant, il lui manque son langage et son peuple. Il est temps d’agir pour inventer cette alternative.
La découverte faite par llya Prigogine, prix Nobel de chimie, qu’une organisation peut émerger spontanément du chaos, rencontre la pointe extrême de la ligne de pensée cybernétique. Appliquant la « théorie du chaos » à l’évolution des sociétés humaines, on peut se demander quel nouvel ordre surgira du désordre actuel : une nouvelle civilisation apaisée et plus juste, un ordre autoritaire et aliénant, ou encore la pure et simple disparition de l’humanité ?
Lire la suite: Critique de la raison cybernétique
NOTES
[1] Dans la veine de la cyber-mystique on peut citer Gregory Bateson en 1972 : « L’esprit individuel est immanent mais pas seulement dans le corps. Il est immanent dans des circuits et des messages à l’extérieur du corps ; et il existe un Esprit plus vaste dont l’esprit individuel n’est qu’un sous-système. Cet Esprit plus vaste est comparable à Dieu (…) mais il reste immanent dans le système social et l’écologie planétaire entièrement interconnectés. » (op.cit., p. 202)
Dans la veine cyber-totalitaire, Kevin Kelly, un des éditeurs du WEC puis de Wired, déclare en 1998 : « L’univers est un ordinateur » ; « penser est une forme de calcul informatique, l’ADN un logiciel et l’évolution un traitement algorithmique. » « Cette croyance n’est-elle rien d’autre qu’une figure de rhétorique ? Oui, mais en cela réside la dimension invisible de l’évolution en cours. Nous créons un vocabulaire et une syntaxe capables de décrire dans un langage unique tout type de phénomène insaisissable jusqu’à maintenant par manque d’un langage commun. Il s’agit d’une nouvelle métaphore universelle. Elle est plus fondamentale que toutes les métaphores l’ayant précédé » (op.cit., p. 52-53)
[2] Sauver le monde, c’était la justification que se donnait la recherche militaire américaine face à l’ennemi fasciste puis face au « danger soviétique » (doctrine de la dissuasion). C’était aussi le rêve de la contre-culture, par d’autres voies (Peace and Love).
[3] Le premier microordinateur de l’histoire a en réalité été mis au point par un ingénieur français, François Gernelle, non pas dans un garage, mais dans une cave de Chatenay-Malabry en 1972.
CREDIT PHOTOGRAPHIQUE
Jimi Hendrix – bus des Merry Pranksters (Google) – ordinateur ENIAC – Apple 1 –garage de Steve Jobs – Apple campus 2 (Wikipédia)– cyborg – lilypad : page de Vincent Callebaut consacrée à ce projet futuriste d’une “Ecopolis flottante multiculturelle” et auto-suffisante (projet sans relation à l’idéologie libertarienne).
Je suis assez étonné par ta vision assez négative et de la contre culture et de l’évolution de la cybernétique. La contre culture n’a pas été entièrement récupérée, heureusement. Déjà, elle a accompagné des pages importantes de la culture américaine : la littérature, avec Kerouac, Ginsberg, Burroughs et leurs amis artistes, Kesey et bien d’autres. Cette littérature, elle-même héritée des premiers auteurs américains de la fin du 19ème et du 20ème siècles tels Whitman, Faulkner,Steinbeck, Mc Cullers, etc… a créé un nouveau style, a fait émerger des nouvelles thématiques sociales, a eu une influence sur des auteurs plus contemporains tels Roth, Irving, etc…, et a accompagné des mouvements politiques et sociaux (Ginsberg en particulier). De même pour la musique. Kerouac a fait découvrir le jazz, et a tenté une rencontre entre sa littérature et le jazz. Quant aux grands rassemblements tels Woodstock et quelques autres , ils ont inauguré les grands festivals qui ont explosé depuis les années 70.
De même la culture issue des applications de la cybernétique a suivi plusieurs chemins distincts. Dès le début du développement des potentialités des ordinateurs, certains pionniers ont voulu conserver l’état d’esprit libertaire, et ont créé le système GNU, système d’exploitation libre. Je pense à Richard Stallman et à d’autres. Stallman a toujours milité contre les dangers de
la numérisation à outrance, de l’exposition aux réseaux sociaux, etc…
En France, Eric Sadin a écrit plusieurs ouvrages dans lesquels il met en garde contre ces dangers. Voir “”la silicolonisation du monde”, “la vie algorithmique, critique de la raison numérique”, “l’intelligence artificielle ou l’enjeu du siècle”.
Bref, pour moi certains aspects de la contre culture demeurent et résistent à la captation capitaliste des esprits, même si certains acteurs de la contre culture, comme certains pionniers de mai 68 ont été embarqués dans des dérives élitistes et des délires de pouvoir ( j’avais bien aimé le petit livre de Virginie Linhart, fille de Robert, “le jour où mon père s’est tu”, qui décrit l’élitisme de bien des acteurs de mai 68, dans les faits, en contradiction avec leurs discours).
Bon courage dans tes lectures et tes écrits, Etienne. Belle vivacité intellectuelle.
J’ai oublié de parler, à la suite de Richard Stallman, du mouvement des Fab labs, laboratoires participatifs issus du développement des logiciels libres, dont Michel Lallement a raconté la naissance aux Etats-Unis dans son ouvrage “l’âge du faire, hacking, travail, anarchie”. Son dernier ouvrage (en collaboration) “Makers, enquête sur les laboratoires du changement social” prolonge le premier en répertoriant les lieux de création en France.
Toutes ces initiatives permettent aux gens de se rencontrer et de bâtir des alternatives aux contraintes imposées par le capitalisme ambiant.
Merci pour ces contributions qui mettent l’accent, à juste titre, sur l’héritage culturel des années 1960. Je suis d’accord avec tout ce que tu dis. D’ailleurs, dans mon article, le positif de ces années-là est rappelé dès le début, il est renvoyé au premier texte de ce blog : Mai 68, sans la nostalgie et forme une petite musique qui court tout au long. Quoi qu’il en soit, c’est l’économie, la politique et la pensée libérale qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé, avec, entre autres, les géants du Net. A partir de ce constat, je voulais comprendre par quels cheminements contre-culture et néo-libéralisme avaient pu s’articuler. Sans pour autant absorber celui-là dans celui-ci !
Mais surtout, la problématique de l’article, peut-être naïvement engagée, était la suivante : si l’on veut changer le/de système, étant entendu que le grand soir de la Révolution est un projet périmé (dans le contexte actuel), faut-il inventer une alternative depuis l’intérieur (au risque du réformisme) ou à partir de l’extérieur (au risque de l’utopie) du système ?
Remarque : ce terme de « système », massif, commode et paradoxalement simplificateur dans son usage courant, est à interroger. Il faut être attentif au « bruit », aux marges, au chaos qui sont sous-jacents aux dispositifs dominants (suivant l’inspiration de la trilogie : Foucault, Deleuze, Derrida). Le mouvement des gilets jaunes, par exemple, est la manifestation d’un chaos qui sommeillait jusque-là et tout à coup coalise et s’exprime.
Passionnant… Cet article stimule notre regard sur notre monde et nous même, et nous invite à la réflexion pour prolonger la discussion.
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